Histoire ancienne
L’histoire des Juifs au Brésil commence… avec l’histoire du Brésil : on dit qu’il y a plusieurs capitaines juifs dans la flotte de Pedro Cabral, qui « trouve » le Brésil en 1500, dont un curieux personnage, venu d’Inde, du nom de Gaspar de Gama. Il est fort utile à ces expéditions car polyglotte ; mais là ça ne joue pas : il ne parle pas tupi-guarani !
Les juifs et marranes sont nombreux parmi les premiers colonisateurs portugais du Brésil. Près d’un tiers, estime-t-on. Les nombreux Juifs d’Espagne sont chassés de leur pays par l’Inquisition ; beaucoup se réfugient au Portugal. Mais en 1497 ils y sont obligés de se convertir au catholicisme et sont interdits de certaines corporations ou charges : on les appelle marranes ou « nouveaux chrétiens ». Ils se définissent eux-mêmes comme « juif à l’intérieur, catholique à l’extérieur » ! Certains maintiennent en cachette leurs traditions et leurs rituels, à leurs risques et périls. Car en 1536 l’Inquisition commence aussi à sévir au Portugal et met en place une surveillance étroite de ces « nouveaux chrétiens ». Ils décident alors en nombre de partir pour le Brésil, imaginant qu’ils y seront plus tranquilles.
Ces marranes vont jouer un rôle essentiel dans l’économie de la canne à sucre dans le Pernambouc, la première richesse du pays, en tant que planteurs mais surtout en tant que commerçants exportateurs. Mais ils passent sous surveillance au Brésil aussi. Pas étonnant donc qu’ils accueillent avec plaisir la colonisation hollandaise (1630-1664) qui va leur rendre une pleine liberté de culte et les laisser commercer intensément avec leurs coreligionnaires d’Amsterdam. D’ailleurs beaucoup quittent le Brésil avec les Hollandais, transférant leur savoir-faire sucrier vers les Antilles. Certains partent s’installer à New Amsterdam, la future New York. D’autres migrent vers l’intérieur des terres, vers le « sertão » du Seridó : je vous ai déjà raconté cette étonnante histoire dans mon article sur Jucurutu (de février 2018).
Par la suite, tout au long des siècles, les Juifs et marranes restés au Brésil vont s’intégrer pleinement à la société brésilienne. Peu à peu la liberté de culte leur est accordée et les restrictions sont supprimées.
Immigration
Les Juifs participent au grand mouvement de migration vers le Brésil de la fin du 19ème siècle. Ils ne sont pas extrêmement nombreux et viennent de pays bien différents : sépharades du Maroc et ashkénazes d’Europe centrale. Beaucoup partent pour fuir les persécutions croissantes dans certains pays. Au Brésil, la plupart deviennent commerçants mais à la différence des Syro-libanais (voir mon article récent sur ce sujet ici), ils se concentrent dans trois grandes villes : São Paulo, Rio et Porto Alegre dans le Sud.
À Rio, ces commerçants s’installent dans les quartiers populaires où ils fréquentent les afro-brésiliens avec lesquels ils vont nouer d’excellentes relations, comme avec leurs collègues libanais. Avec ces derniers, ils créent un véritable quartier de commerce populaire qui va prendre comme nom le curieux (et ironique) acronyme de SAARA (Sociedade de Amigos das Adjacências da Rua da Alfândega). Les cariocas aiment souligner qu’au moins à Rio arabes et juifs s’entendent à merveille ! Récemment des commerçants coréens et chinois sont entrés dans la partie. Ce quartier de commerce populaire traditionnel n’a guère changé : il est toujours aussi pittoresque et même devenu touristique. Bon, j’ai tendance à penser que la moitié des marchandises vendues vient en contrebande du Paraguay et que l’autre provient du recyclage de produits volés !
Exil
À partir des années 30, commencent à affluer au Brésil des immigrés juifs d’un profil différent : ce sont les exilés politiques chassés d’Europe par le nazisme et ses comparses. Mais il se trouve qu’à l’époque le Brésil est à soumis à la dictature fascisante de Getúlio Vargas aux forts relents antisémites. Le pays prend des mesures d’interdiction d’entrée aux réfugiés juifs. Mais sur ce sujet, comme sur bien d’autres, Vargas va se montrer un champion de l’ambiguïté et du double jeu car de fait de nombreux réfugiés réussissent quand même à entrer au Brésil. Lui-même reçoit chaleureusement Stefan Zweig !
Ces exilés vont jouer un rôle fondamental dans de nombreux secteurs de la vie intellectuelle et culturelle du Brésil. Ce sont pour la majorité des intellectuels et des artistes. Ils sont musiciens, artistes plastiques, écrivains, libraires, éditeurs, gens de théâtre, photographes… Ils seront des fondateurs et des formateurs dans bien des domaines. On mesure aujourd’hui leur influence décisive dans l’action culturelle, le théâtre ou la télévision par exemple. J’imagine que ce fut aussi le cas dans le domaine scientifique que je connais moins bien.
Aller simple Beyrouth-São Paulo
Mon ami Vitor me raconte : « Mon père est le fils ainé d’une famille nombreuse, juive, vivant au Liban depuis des générations. Orphelin jeune, c’est lui qui dirige la famille et gère ses intérêts assez conséquents au Liban mais aussi en Irak. Suite à la guerre du Kippour, il acquiert une conviction profonde et prend une décision drastique. Il réunit ses frères et sœurs et leur annonce : « Ça va péter ici au Liban. Nous les Juifs, nous n’y avons plus notre place. Il nous faut partir. Je vais envoyer chacun de vous dans un pays où de la famille ou des amis vont vous accueillir. Toi, mon frère, tu pars à New York ; toi, ma sœur au Brésil ; toi, à Amsterdam ; toi, en Israël ; toi en Australie… ». Aussitôt dit, aussitôt fait. Ils partent l’un après l’autre. Pendant ce temps, mon père réalise tous ses actifs en Irak et au Liban et sort l’argent du pays. À la fin, il se retrouve tout seul, sans rien. Il se dit : « Tiens, au fait, et moi où je vais ? Je n’y ai même pas pensé ! ». Il interroge frères et sœurs. C’est sa sœur devenue brésilienne qui se montre la plus convaincante : « Viens à São Paulo ! Ce pays est super. Tu y seras bien ». Il part s’y installer. Un mois plus tard, la guerre du Liban éclate ! ». Inutile de vous dire qu’il devient totalement brésilien et refait fortune !
Cette histoire est identique à bien d’autres, comme celle de la famille Safra, juifs d’Alep, qui migre au Brésil pour y développer l’une des toutes premières banques du pays et devenir la plus grosse fortune brésilienne.
Culture
Notre ami Marcio anime un groupe de théâtre dans la favela du Vidigal. Il fait jouer du Shakespeare aux ados, parfois un peu revisité. Il anime aussi des « saraus ». Un « sarau » est une réunion informelle dans un lieu ou une maison où des artistes amateurs viennent présenter leur travail, leurs œuvres. C’est hautement convivial et vient d’une lointaine tradition des troubadours. Marcio organise des « saraus » avec les habitants de la favela : les ados jouent donc Shakespeare, une ménagère lit ses poèmes, Marcio chante de la bossa, un gamin vient rapper a capela…
Il nous y invite peu après notre arrivée à Rio. Il ajoute : « C’est à deux pas de chez vous ! ». Effectivement c’est au Midrash Centro Cultural de Leblon (quartier chic de Rio) : c’est donc le Centre Culturel Juif qui accueille la culture de la favela ! Ce petit fait est pour moi représentatif du rôle de la communauté juive en matière culturelle dans ce pays. Avec son esprit d’ouverture et de tolérance et sa tradition de défense des valeurs démocratiques.
Communauté juive
Si elle n’est pas très nombreuse – et d’ailleurs difficile à compter – la communauté juive est très influente, tout comme la communauté syro-libanaise. C’est évidemment une communauté à fort niveau de scolarité et à haut pouvoir d’achat : des CSP + ! Elle est particulièrement présente dans le monde des affaires, de la médecine, de la communication et de la culture. Au cours du temps, elle s’est beaucoup mélangée et n’a pas gardé une forte identité religieuse.
Mais ces dernières années ont été marquées par des changements notables. Le premier est l’appropriation d’Israël (et notamment de son drapeau !) par les mouvements évangéliques, comme on l’observe aux USA. Le deuxième est l’apparition d’une extrême droite juive personnifiée par deux (ex) ministres de Bolsonaro fortement idéologiques : Abraham Weintraub (Éducation) et Fabio Wajngarten (Communication). Sans parler de l’admiration inconditionnelle du clan Bolsonaro pour Israël, qui combine les deux. Tout ceci trouble terriblement le jeu et génère confusion et discorde parmi les Juifs brésiliens car absolument contraire à leurs traditions.
Origines et noms
On attribue fréquemment à des Brésiliens célèbres de présumés ancêtres juifs ou marranes du 16ème siècle. C’est bien difficile à prouver. Les noms ne sont pas une preuve crédible car la majorité en a changé. Ça permet juste de raconter une histoire. Réelle ou fictive.
Références
On dit que le peuple juif est le peuple du livre et de la mémoire. Il existe donc une abondante littérature sur l’histoire des Juifs au Brésil. Je vous livre ici mes propres références, au-delà de mes amis qui sont ma référence la plus précieuse !
J’ai lu avec enthousiasme deux livres évoquant les Juifs à Rio dans les années 30. L’un, traduit en français, est de Ronaldo Wrobel : « Traduire Hannah » paru chez Métaillé en 2013. L’autre, en portugais, est de l’écrivain et sambiste de grand talent Nei Lopes : « O preto que falava iídiche » (Le noir qui parlait yiddish).
J’ai aussi beaucoup appris sur les exilés juifs du nazisme avec la « Casa Stefan Zweig », centre culturel de la mémoire juive, qui a produit une série télévisuelle de portraits de ces passionnantes personnalités sous le titre de « Canto dos exilados » (Le chant des exilés).
La grande référence littéraire est bien entendu Clarice Lispector (1920-1977) d’ascendance juive ukrainienne, largement traduite et diffusée en France. L’une des plus grands écrivains brésiliens. À lire et à relire.