João Gilberto à Juan-les-Pins

Mémoires de radio (épisode 4)

Dans mon précédent article, j’évoque ma rencontre avec João Gilberto lors du festival brésilien d’Antibes – Juan-les-Pins en 1985. Pas question de l’interviewer mais, dans la foulée, j’écris un texte racontant ce grand moment pour moi, que je lis à la radio, dans mon émission Macunaïma. Le voici en intégral (texte déjà publié dans ce Blog en juillet 2015)

Musique dans le somptueux cadre de la pinède de Juan-les-Pins

Une journée avec João Gilberto (Festival brésilien d’Antibes – Juan-les-Pins – juillet 1985)

Cette journée est celle du dimanche 14 juillet mais en fait toute cette histoire a commencé la veille. On apprend qu’à Rome, João Gilberto s’est désisté à la dernière minute pour son concert, laissant plantés des milliers d’italiens furieux et déçus. Incident diplomatique. Le Maître se sentait enrhumé et grippé et n’avait pas envie de chanter dans ces conditions.

Panique à Antibes. Viendra, viendra pas…. Suspense ! Par chance, c’est mon amie Florence qui a la lourde responsabilité d’entamer les pourparlers téléphoniques avec le Maître pour le convaincre de venir. Son charme irrésistible, son portugais parfait et la sensualité de sa voix le font craquer : « D’accord, j’arrive demain midi à l’aéroport de Nice ». Premier ouf de soulagement ! Florence m’invite à participer pour ma modeste part à l’écrasante responsabilité de la deuxième étape : réussir à faire monter João Gilberto sur la scène d’Antibes le dimanche 14 juillet 1985 et après, advienne que pourra ! Chiche, on va y arriver !

Nous voilà à pied d’œuvre le lendemain midi dans un aéroport de Nice noir de monde. Je les vois arriver de loin : quatre types à la mine plutôt triste, hirsutes, un peu gris, du genre pas très recommandable ; ils ont l’air de quatre nordestins débarquant à São Paulo, pas des paysans, plutôt le genre commerçants un peu trafiquants ou tenanciers de bar dans un bled paumé de l’intérieur : vous voyez le genre ! Je reconnais quand même João à sa guitare et à ses petites lunettes d’instituteur.

Le Maître a l’air un peu bizarre, un peu perdu. Après s’être précipité vers la sortie, il s’est effondré dans un fauteuil, en attendant les bagages, la mine sombre et renfermée, se plaignant de sa grippe. Il ne paie vraiment pas de mine, le pape de la bossa nova : pas rasé, une vieille veste élimée, un pantalon de toile tout froissé et une vieille paire de tennis. On profite de l’attente pour faire connaissance avec les trois compères : son imprésario, son avocat et son neveu ! Quelle équipe ! Nous accompagnons le Maître à ma voiture, un peu nerveux, attentifs à sa moindre réaction, ne sachant pas trop comment l’aborder, avec la bizarre impression d’avoir la charge d’un paquet fragile qui pourrait se casser ou exploser pour un oui ou un non.

Le premier album (1959), référence de la bossa nova

En route vers Antibes…. Florence se décide à briser le silence respectueux mais un peu pesant qui s’est installé. Le Maître nous confie ses soucis de santé et nous raconte ses déboires romains. Peu à peu, au-delà des banalités, il se déride. De sa voix bien douce et tranquille, il commence à nous évoquer les souvenirs de son séjour parisien – presqu’un an en 1973, je crois – à l’hôtel Montaigne et une fréquentation assidue du Pied de Cochon et des bars de Pigalle.  Il daigne même s’intéresser à nos petites personnes, s’étonnant du bon portugais que nous parlons, Florence et moi. On lui raconte nos vies et le climat devient franchement amical. Il nous dit avoir suivi avec assiduité le festival de rock de Rio à la télévision. Il a bien aimé James Taylor et trouvé que les artistes brésiliens étaient vraiment à la hauteur. Admirant ma façon de faire les créneaux, il nous confie que ses deux sports préférés sont la conduite automobile et le ping-pong !

Le disque blanc (1973), mon préféré

Hôtel. Le Maître se précipite – quelle phobie des lieux publics ! –  dans sa chambre obligatoirement située au dernier étage. Après être resté quelques minutes sur la terrasse ensoleillée, qui révèle tout le paysage splendide de la Côte d’Azur, le Maître exprime le désir de rentrer à l’intérieur, de fermer les rideaux, puis les volets. Lumière électrique : l’impression d’être plongés d’un coup dans une atmosphère morbide, dans un caveau. Mais le Maitre sourit, respire, se sent mieux dans cette obscurité.

Il commence alors, sans en avoir l’air, la liste de ses demandes. Je ne dirai pas « ses exigences ou ses caprices de star » tellement tout ceci est demandé gentiment, simplement et toujours avec une bonne raison.

  • Six coca-colas et deux Perrier, mais surtout tièdes, ni froids, ni frais ; pensez un peu à la gorge et à la voix du Maître
  • Un durcisseur d’ongles : le Maître s’est abimé un ongle et ne peut pas jouer de la guitare
  • Un steak avec des haricots verts ; à 3 heures de l’après-midi, pas faciles à dénicher mais une fois servi, il n’y touchera pratiquement pas
  • Une coupe de cheveux, coquetterie étonnante !
  • Un rasoir électrique, de préférence un Philips 3 têtes ; il a oublié le sien à Rome ou à Rio….
  • Le lavage immédiat de ses affaires. Sa valise ressemble à celle d’un représentant de commerce après 2 mois de tournée : pas une chemise ou un pantalon en état pour le show du soir ! Quant au pyjama, c’est une boule trempée : il a pris sa douche avec, par distraction, le matin.

Nous partons régler tous ces problèmes, pendant que le Maître se repose. Vous nous imaginez, moi avec Gilza, à la recherche d’un durcisseur d’ongles dans les pharmacies du coin, un dimanche d’été !

João à l’époque de Juan-les-Pins

Non, le Maître ne s’est pas reposé : le lit est trop mou. On amène immédiatement une planche. Le personnel de l’hôtel est d’une gentillesse bien peu habituelle en France : ils m’expliquent qu’avec toutes ces vedettes qui passent à Antibes, ils en ont déjà vu de toutes les couleurs ; alors ce vieil excentrique en plus ! Etape suivante : séance coiffure improvisée par Florence.

 Mais l’heure tourne, l’heure de la répétition approche. Nous bousculons le Maître et l’emmenons à la Pinède. Là, catastrophe. Les techniciens du son, fatigués d’un après-midi de répétition et appliquant les horaires syndicaux, sont partis diner ! Tête effarée du Maître, ne comprenant pas. Ce n’est pas possible. Lui, maniaque de la qualité du son, ne va même pas répéter. Impensable ! Avec Florence, on se remémore les quelques incidents fameux qui ont émaillé la carrière de João. Un scandale lors de l’enregistrement public d’un show pour la TV brésilienne car la climatisation faisait du bruit : on a dû la couper…. en plein été ! Ou un autre, l’année dernière à Lisbonne où João a quitté la scène après trois chansons, jugeant la sono par trop pourrie ! On commence à s’angoisser. Le Maître daignera t’il jouer ce soir sans avoir répété ?

Retour à l’hôtel. Le Maître est abattu et catastrophé. Il n’a jamais vu ça. On lui explique que les techniciens d’Antibes sont des types formidables et des techniciens hors pair qui ont déjà sonorisé des musiciens de jazz encore plus exigeants que lui. Rien n’y fait, il n’y croit pas : « Tu comprends, quand je joue cet accord-là, est ce qu’ils vont saisir toutes les harmoniques ? et puis, je veux un équilibre guitare/voix parfait, comme JE le veux et puis, ils ne doivent pas savoir que je joue et chante doucement et qu’il ne faut pas que l’amplification crée de la distorsion…. ». Du coup, João prend sa guitare et nous improvise sa répétition. Moment de magie : ce son, ce timbre unique, cette diction inimitable, rien que pour nous, dans cette chambre d’hôtel.

On discute du répertoire du soir. Je lui dis qu’il ne peut échapper à jouer ses grands classiques mais du coup, il nous chante des chansons que je ne connais pas – des vieilles sambas, dit-il- et s’amuse de ma surprise. Pause-café. Il prend le sucre en morceaux à la cuillère : « Tu comprends, si je le prends avec les doigts, je vais en glisser dans les cordes de la guitare et en jouant elles vont s’abimer et se casser » – « mais tu les changes souvent tes cordes ? » – « Seulement quand elles cassent – après tout, je suis brésilien ! » répond-il, en rigolant. La répétition privée continue. Tiens, un vieux thème de Dorival Caymmi « na Bahia tem um jeito ». Interruption. « Dis, au fait, c’est à quelle heure, comment vous dites ça en français, ah ! oui, la guillotine ! ».  C’est l’heure du show qu’il veut savoir. João s’angoisse ; nous le rassurons du mieux possible.

Il est près de 9 heures. J’ai envie d’aller écouter Paulo Moura. Le Maître, lui, souhaite méditer avant le spectacle. J’avais remarqué de nombreux livres de méditation et de mystique indiennes dans sa chambre. « Alors, João, à tout à l’heure sur scène » ; « Tá certo, à tout à l’heure, tchau… ». Là j’en suis sûr, João Gilberto va chanter pour la première fois sur une scène française.

Et oui, il a chanté. Après une dernière phobie – la loge sentait la peinture fraîche – et un isolement complet dans les coulisses, il monte sur scène à près de minuit. Il se plaint à peine de la sono ; juste un peu de grave par ci, par là et commence un grand moment de musique brésilienne avec « Samba da minha terra ».

Comment parler de ce concert ? La voix, la guitare, le son, les chansons, c’était ce que tout le monde connaissait déjà par cœur, par les disques ; sur scène, rien de très particulier. Le Maître est là, assis sur son tabouret, seul avec sa guitare. Mais voilà, il y a la magie en plus, c’est tout, c’est inexplicable, « C’est la toile hypnotique du maître de la bossa nova », comme l’écrit Rémy KK, qui a qualifié ce concert de « deux heures de sublimes confidences, des derniers chuchotements avant le silence, des chuchotis à l’équilibre en trompe l’œil, une musique minimale pour frissons maximaux ». Quoi rajouter ! João a joué ses classiques ; il se sentait visiblement bien, comme chez lui. Les rescapés de cette longue nuit s’étaient rapprochés en silence de la scène, accentuant l’aspect intime des confidences du Maître. Et il a offert quatre rappels, dix chansons en prime ! Un évènement historique ! Parmi ces chansons, les inédits de la répétition de l’après-midi. Gilberto Gil lui-même, spectateur discret mais passionné, me confesse le lendemain, qu’il ne les connaissait pas non plus ! Dernière pirouette ; João termine sur « Estate », une chanson en italien !

Je revois le Maître João Gilberto le surlendemain. La veille – après le concert – il est resté enfermé toute la journée dans sa chambre d’hôtel, toujours volets clos. Ce jour-là, je crois qu’il a poussé à bout la patience et les nerfs du personnel de l’hôtel, qui a failli craquer.

Je le retrouve pour le ramener à l’aéroport de Nice, direction Montreux. Je retrouve un João souriant, détendu. On discute du concert : il en est ravi, enchanté… Je le sens presque soulagé d’avoir passé cette effroyable épreuve : chanter sur scène ! On parle de Gilberto Gil ; João en parle avec beaucoup de respect et d’admiration.

Passe une ambulance ou une voiture de pompiers. João part dans un grand discours sur « les timbres comparés des avertisseurs à travers le monde » : ambulance niçoise face à pompiers new yorkais et police brésilienne. Passe une DS Citroën. João commence un discours élogieux sur les voitures françaises ; visiblement, il s’y connait et nous voilà à discuter bagnoles, tous les deux !

Nice, l’aéroport, en retard. Le Maître insiste pour être surclassé en 1ère classe. Je ne m’attarde pas : un abraço final avec João, qui nous dit avoir apprécié notre aide et notre présence discrète et qui me dit, en guise d’au revoir : « Bon, quand tu passes à Rio, tu me fais signe et on ira se balader ensemble ». Je pars en rigolant intérieurement. On m’a dit qu’à Rio, João restait enfermé chez lui, ne voyait personne, sauf sa fille Bebel, communiquait uniquement par téléphone avec ses amis…. et ne sortait de chez lui que pour se balader dans Ipanema ou Leblon seul au petit matin. « D’accord, João, pour une balade avec toi et nous irons voir le soleil se lever à l’Arpoador ! »

Voilà ces quelques moments privilégiés que j’ai pu passer avec João Gilberto, privilégiés car il n’a rencontré que bien peu de monde durant ces trois jours passés à Antibes. Pas une seule fois je n’ai fait allusion au fait d’être animateur d’une émission de radio sur le Brésil. Je craignais une réaction négative et puis à quoi cela aurait-il servi ? Ça doit faire 10 ou 15 ans que le Maître n’a pas donné d’interview. Aucune raison qu’il m’en accorde une. Désolé pour vous, dommage pour moi !

À la place, je vous offre ce récit.

Christian Pouillaude – émission Macunaïma – Radio Latina – 22 septembre 1985

Wilson Batista, sambiste

En prime, l’enregistrement ao vivo par Joao Gilberto de l’une des vieilles sambas dont je parle dans mon texte, réalisé lors du festival de Montreux, quelques jours après celui de Juan les Pins. Il s’agit de « Preconceito » (Préjugé) du sambiste Wilson Batista. Elle date de 1941 et évoque le préjugé racial, si présent au Brésil : « Ma samba va lui dire que le cœur n’a pas de couleur ».

Écoutez ici

8 réflexions sur « João Gilberto à Juan-les-Pins »

  1. Merci Christian pour ce partage de ces moments uniques. Je ne savais pas que tu savais aussi bien gérer ses artistes! L’as-tu revu au Brésil par la suite?

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  2. J’ai eu beaucoup de plaisir à lire ton texte, Christian, après le live dont j’avais bénéficié à l’époque. Le maestro était complexe, difficile à gérer mais au final on peut tout lui pardonner tant le « chuchotis » (RKK) nous va droit au cœur à chaque fois.

    Erouart@aol.com

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  3. Vraiment historique et unique cette rencontre ! quelle aventure…. Qui bien sûr nous fait fredonner toutes ces si belles mélodies éternelles et universelles… Merci à tout jamais Maestro Gilberto et à toi cher Christian de nous faire partager ce fabuleux privilège. Bises sur un air de samba, Dom.

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  4. Magnifique. C’est un drôle de personnage, ce Joåo Gilberto. Et je comprends qu’une fois les sueurs froides epongées, ça puisse être un grand souvenir. Amitiés Philippe Giraud

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  5. Magnifique le récit de ce moment …du coup j’ai réecouté 2 fois le disque blanc J’adore Undiu Ce très bas niveau dans la voix me renvoie direct à des cauchemars de tournage sur le Milagro de Candéal de F . Trueba , Caetano Veloso et surtout Marisa Monte chantaient tellement bas , on aurait dit qu’il n’y allait rien avoir sur la bande , et pourtant si … les aura-t-il influencés Plus que probablement

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