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Interviews (1)

Mémoires de radio (épisode 5)

Rappel des épisodes précédents : entre 1983 et 1987, sur Radio Latina, j’anime l’émission Macunaïma autour de la culture brésilienne.

Interviewés

Dans mon émission Macunaïma, il y a beaucoup de musiques ; il y a aussi beaucoup d’invités, d’interviews, sans doute pas loin d’une centaine. D’abord mes amis brésiliens pour parler de leur pays, de leur culture. Ensuite les artistes brésiliens résidant à Paris, comme par exemple, pour la chanson, Les Étoiles, Monica Passos ou encore Ricardo Vilas. Il y a aussi des Français spécialistes passionnés du Brésil comme, pour la littérature, Mario Carelli, le traducteur Jacques Thiériot ou l’universitaire Michel Riaudel, pour le cinéma, Paulo Paranagua, pour la musique, Rémy Kolpa Kopoul, Dominique Dreyfus ou Philippe Lesage et encore le géographe Hervé Théry. Et puis, bien sûr, les artistes brésiliens de passage à Paris venant y donner un spectacle ou y présenter leurs films ou leurs livres.

Luiz Antonio et Rolando : les Étoiles !

Mémoire

Notre mémoire nous joue toujours des tours. Je me souviens bien de la grande majorité de ces rencontres, de ces interviews. Je me souviens des personnes, de leurs attitudes, de leurs contacts. Je me souviens étonnamment bien des lieux de ces interviews : un salon ou un bar d’hôtel, un bistrot, parfois en direct, à la radio, pour ceux qui parlent français (comme certains cinéastes). Mais pour d’autres, c’est le grand vide : incapable de me raccrocher au moindre petit souvenir ! Le pire c’est qu’il peut s’agir d’artistes que j’apprécie particulièrement et que je me réjouissais de rencontrer. Je me console en pensant que le plus important est ce que les artistes disent dans leurs œuvres et pas dans leurs interviews à des journalistes !

Antunes Filho, un grand nom du théâtre moderne brésilien. Mes archives me disent que je l’ai interviewé…..

Ambiance

Avant que je ne rencontre certains chanteurs (ou chanteuses), mes amis brésiliens me préviennent : « Oh là, là ! Tu vas voir. Il (ou elle) s’est pris la grosse tête. Prétentieux, pas sympa du tout. Bonne chance ! ». Immanquablement je rencontre des personnes simples, agréables, empathiques, disponibles. C’est le cas pour toutes mes interviews durant ces cinq années !

Évidemment ce n’est pas dû à mes talents d’intervieweur débutant. Juste peut être à leur réaction amusée face à mon intérêt pour la culture brésilienne et leur travail. En fait, à l’époque, la majorité de ces artistes ne sont pas, ou bien peu, connus en France. Les médias ne leur courent pas après. Du coup ils sont extrêmement ouverts et disponibles, heureux de pouvoir s’exprimer (et en plus en portugais !). J’ai la chance d’en bénéficier.

J’interviewe aussi deux grandes figures historiques de la chanson brésilienne :

Règle du jeu

Par principe, je n’interviewe que des artistes de passage en France venant y présenter leur travail, pour autant que j’arrive à les contacter. Aucune interview réalisée durant mes voyages au Brésil. Du coup, je rate quelques artistes absents de Paris durant ces années-là, comme Caetano Veloso, un vrai regret. Mais aussi, par exemple, Martinho da Vila ou Baden Powell, je ne sais vraiment plus pourquoi. Il est vrai qu’à l’époque Baden Powell est en quasi-retraite…. à Baden Baden !

Je rencontre aussi quelques artistes sans pouvoir les interviewer. Je sers de chauffeur à Luis Melodia (entre Roissy et Orly) et à Gal Costa (entre Antibes et Nice), mais la star, de fort mauvaise humeur, ne daigne même pas desserrer les dents ! À Juan-les -Pins, je croise Jorge Ben et Tom Jobim, autres regrets d’interviews, mais je suis trop occupé avec João Gilberto !

Une rencontre ratée pour moi !

Littérature

Je n’ai interviewé que bien peu d’écrivains. Sans doute parce qu’il y avait peu de publications d’écrivains brésiliens en France à ce moment-là ; aussi parce qu’il y avait une émission exclusivement littéraire à la radio. Mais j’ai quand même rencontré la grande vedette littéraire brésilienne en France : Jorge Amado. C’est même la seule interview un peu officielle à laquelle j’ai participé avec attaché de presse et tout le tsoin-tsoin. J’ai le souvenir d’un Jorge Amado charmant, mais assez roublard et finalement assez convenu : il savait dire aux Français ce qu’ils attendaient de lui. Par contre j’ai été séduit par sa femme, Zelia Gattai, pétillante, spirituelle, spontanée. Écrivaine elle aussi, elle avait publié récemment en France ses mémoires consacrées à l’histoire de sa famille italienne émigrée au Brésil, sous un titre, qui m’a toujours réjoui : « Anarchistes, grâce à Dieu » ! Je ne rappelle plus si je l’ai interviewée mais nous avons eu une conversation stimulante et drôle.

Zelia Gattai et Jorge Amado

Acteurs/actrices

De même j’ai interviewé peu d’acteurs car cela ne faisait pas vraiment sens pour un public français. Mais deux m’ont marqué dans des registres différents.

Carlos Vereza

En mai 1984, l’acteur Carlos Vereza revient du Festival de Cannes où a été présenté le film « Mémoires de prison » du réalisateur Nelson Pereira dos Santos, inspiré par le roman éponyme du grand écrivain Graciliano Ramos, racontant ses années de prison sous la dictature de Getulio Vargas (en partie au bagne de l’Ilha Grande, devenue depuis un paradis touristique !). Il en est l’acteur principal dans le rôle de l’écrivain. À l’époque, Carlos Vereza est un acteur de renom, du théâtre, des novelas et du cinéma ; il a aussi été une figure de proue du mouvement artistique contre la dictature militaire. Je rencontre un homme sérieux, presque sombre, très critique vis-à-vis de son propre pays, très engagé politiquement (du côté du Parti Communiste). Il présente un autre visage du Brésil.

Par la suite, son évolution personnelle ne cessera de m’étonner. Il devient d’abord spirite à la suite d’un accident de voiture. Puis plus récemment il se transforme en partisan inconditionnel et actif de Bolsonaro, avant de se fâcher avec lui à propos de la pandémie du Covid ! Aujourd’hui il est ufologue. Sa carrière d’acteur a souffert de ses revirements : ces derniers temps, il n’a plus que de petits rôles dans les novelas, où il interprète toujours des prêtres ! Étonnant, non ?

Carlos Vereza dans le film « Mémoires de prison »

Zezé Motta

Au Festival brésilien de Nice en 1984, je rencontre l’actrice et chanteuse Zezé Motta. Je crois que c’est la seule fois où je suis impressionné avant une interview. Car, au-delà de la chanteuse et surtout de l’actrice – qui avait fait un triomphe avec le film « Xica da Silva » -, c’est aussi un symbole que je rencontre : celui d’une femme noire militant activement pour que les acteurs afro-brésiliens puissent enfin avoir une place reconnue au Brésil. Elle en avait assez des rôles de domestiques dans lesquels elle était confinée dans les novelas. D’ailleurs à l’époque, elle joue le rôle d’une femme aimant un homme blanc dans la novela « Corpo a corpo », ce qui fit scandale ! On parle de tout ça, bien sûr. Aujourd’hui, où plusieurs jeunes actrices afro-brésiliennes sont devenues de grandes vedettes de novelas, le rôle courageux et pionnier de Zezé est enfin reconnu et salué. Je suis fier de l’avoir interviewée.

La lumineuse Zezé Motta

Écoutez-la ici dans une chanson écrite pour elle par son amie Rita Lee « Muito prazer, eu sou Zezé » (Enchantée, je suis Zezé) de 1978

Cinéastes

Des cinéastes, je parlerai peu car ils sont moins connus en France et leurs films peu diffusés. J’ai pourtant interviewé la fine fleur des réalisateurs du Cinema Novo : Nelson Pereira dos Santos, Carlos Diegues, Ruy Guerra, Arnaldo Jabor… De fortes personnalités, des intellectuels, tous très engagés politiquement contre le régime militaire, majoritairement francophones et francophiles, admirateurs inconditionnels de la Nouvelle Vague.

Un film de Carlos Diegues de 1976, avec Zezé Motta

J’ai particulièrement été marqué par le scénariste et réalisateur Leon Hirszman…. mais je ne saurai plus dire pourquoi aujourd’hui ! Je vais devoir réécouter l’interview ! Je me souviens juste tristement qu’il est mort peu après du SIDA contracté lors d’une transfusion sanguine. Mais aussi par Eduardo Coutinho, récompensé cette année-là au Festival du Cinéma du Réel à Beaubourg, qui commençait sa brillante carrière de maître du documentaire brésilien.

Chanteurs/chanteuses

Evidemment j’ai interviewé beaucoup de musiciens, chanteuses et chanteurs. Mais ça, c’est pour le prochain article, avec plein d’anecdotes. 

João Gilberto à Juan-les-Pins

Mémoires de radio (épisode 4)

Dans mon précédent article, j’évoque ma rencontre avec João Gilberto lors du festival brésilien d’Antibes – Juan-les-Pins en 1985. Pas question de l’interviewer mais, dans la foulée, j’écris un texte racontant ce grand moment pour moi, que je lis à la radio, dans mon émission Macunaïma. Le voici en intégral (texte déjà publié dans ce Blog en juillet 2015)

Musique dans le somptueux cadre de la pinède de Juan-les-Pins

Une journée avec João Gilberto (Festival brésilien d’Antibes – Juan-les-Pins – juillet 1985)

Cette journée est celle du dimanche 14 juillet mais en fait toute cette histoire a commencé la veille. On apprend qu’à Rome, João Gilberto s’est désisté à la dernière minute pour son concert, laissant plantés des milliers d’italiens furieux et déçus. Incident diplomatique. Le Maître se sentait enrhumé et grippé et n’avait pas envie de chanter dans ces conditions.

Panique à Antibes. Viendra, viendra pas…. Suspense ! Par chance, c’est mon amie Florence qui a la lourde responsabilité d’entamer les pourparlers téléphoniques avec le Maître pour le convaincre de venir. Son charme irrésistible, son portugais parfait et la sensualité de sa voix le font craquer : « D’accord, j’arrive demain midi à l’aéroport de Nice ». Premier ouf de soulagement ! Florence m’invite à participer pour ma modeste part à l’écrasante responsabilité de la deuxième étape : réussir à faire monter João Gilberto sur la scène d’Antibes le dimanche 14 juillet 1985 et après, advienne que pourra ! Chiche, on va y arriver !

Nous voilà à pied d’œuvre le lendemain midi dans un aéroport de Nice noir de monde. Je les vois arriver de loin : quatre types à la mine plutôt triste, hirsutes, un peu gris, du genre pas très recommandable ; ils ont l’air de quatre nordestins débarquant à São Paulo, pas des paysans, plutôt le genre commerçants un peu trafiquants ou tenanciers de bar dans un bled paumé de l’intérieur : vous voyez le genre ! Je reconnais quand même João à sa guitare et à ses petites lunettes d’instituteur.

Le Maître a l’air un peu bizarre, un peu perdu. Après s’être précipité vers la sortie, il s’est effondré dans un fauteuil, en attendant les bagages, la mine sombre et renfermée, se plaignant de sa grippe. Il ne paie vraiment pas de mine, le pape de la bossa nova : pas rasé, une vieille veste élimée, un pantalon de toile tout froissé et une vieille paire de tennis. On profite de l’attente pour faire connaissance avec les trois compères : son imprésario, son avocat et son neveu ! Quelle équipe ! Nous accompagnons le Maître à ma voiture, un peu nerveux, attentifs à sa moindre réaction, ne sachant pas trop comment l’aborder, avec la bizarre impression d’avoir la charge d’un paquet fragile qui pourrait se casser ou exploser pour un oui ou un non.

Le premier album (1959), référence de la bossa nova

En route vers Antibes…. Florence se décide à briser le silence respectueux mais un peu pesant qui s’est installé. Le Maître nous confie ses soucis de santé et nous raconte ses déboires romains. Peu à peu, au-delà des banalités, il se déride. De sa voix bien douce et tranquille, il commence à nous évoquer les souvenirs de son séjour parisien – presqu’un an en 1973, je crois – à l’hôtel Montaigne et une fréquentation assidue du Pied de Cochon et des bars de Pigalle.  Il daigne même s’intéresser à nos petites personnes, s’étonnant du bon portugais que nous parlons, Florence et moi. On lui raconte nos vies et le climat devient franchement amical. Il nous dit avoir suivi avec assiduité le festival de rock de Rio à la télévision. Il a bien aimé James Taylor et trouvé que les artistes brésiliens étaient vraiment à la hauteur. Admirant ma façon de faire les créneaux, il nous confie que ses deux sports préférés sont la conduite automobile et le ping-pong !

Le disque blanc (1973), mon préféré

Hôtel. Le Maître se précipite – quelle phobie des lieux publics ! –  dans sa chambre obligatoirement située au dernier étage. Après être resté quelques minutes sur la terrasse ensoleillée, qui révèle tout le paysage splendide de la Côte d’Azur, le Maître exprime le désir de rentrer à l’intérieur, de fermer les rideaux, puis les volets. Lumière électrique : l’impression d’être plongés d’un coup dans une atmosphère morbide, dans un caveau. Mais le Maitre sourit, respire, se sent mieux dans cette obscurité.

Il commence alors, sans en avoir l’air, la liste de ses demandes. Je ne dirai pas « ses exigences ou ses caprices de star » tellement tout ceci est demandé gentiment, simplement et toujours avec une bonne raison.

  • Six coca-colas et deux Perrier, mais surtout tièdes, ni froids, ni frais ; pensez un peu à la gorge et à la voix du Maître
  • Un durcisseur d’ongles : le Maître s’est abimé un ongle et ne peut pas jouer de la guitare
  • Un steak avec des haricots verts ; à 3 heures de l’après-midi, pas faciles à dénicher mais une fois servi, il n’y touchera pratiquement pas
  • Une coupe de cheveux, coquetterie étonnante !
  • Un rasoir électrique, de préférence un Philips 3 têtes ; il a oublié le sien à Rome ou à Rio….
  • Le lavage immédiat de ses affaires. Sa valise ressemble à celle d’un représentant de commerce après 2 mois de tournée : pas une chemise ou un pantalon en état pour le show du soir ! Quant au pyjama, c’est une boule trempée : il a pris sa douche avec, par distraction, le matin.

Nous partons régler tous ces problèmes, pendant que le Maître se repose. Vous nous imaginez, moi avec Gilza, à la recherche d’un durcisseur d’ongles dans les pharmacies du coin, un dimanche d’été !

João à l’époque de Juan-les-Pins

Non, le Maître ne s’est pas reposé : le lit est trop mou. On amène immédiatement une planche. Le personnel de l’hôtel est d’une gentillesse bien peu habituelle en France : ils m’expliquent qu’avec toutes ces vedettes qui passent à Antibes, ils en ont déjà vu de toutes les couleurs ; alors ce vieil excentrique en plus ! Etape suivante : séance coiffure improvisée par Florence.

 Mais l’heure tourne, l’heure de la répétition approche. Nous bousculons le Maître et l’emmenons à la Pinède. Là, catastrophe. Les techniciens du son, fatigués d’un après-midi de répétition et appliquant les horaires syndicaux, sont partis diner ! Tête effarée du Maître, ne comprenant pas. Ce n’est pas possible. Lui, maniaque de la qualité du son, ne va même pas répéter. Impensable ! Avec Florence, on se remémore les quelques incidents fameux qui ont émaillé la carrière de João. Un scandale lors de l’enregistrement public d’un show pour la TV brésilienne car la climatisation faisait du bruit : on a dû la couper…. en plein été ! Ou un autre, l’année dernière à Lisbonne où João a quitté la scène après trois chansons, jugeant la sono par trop pourrie ! On commence à s’angoisser. Le Maître daignera t’il jouer ce soir sans avoir répété ?

Retour à l’hôtel. Le Maître est abattu et catastrophé. Il n’a jamais vu ça. On lui explique que les techniciens d’Antibes sont des types formidables et des techniciens hors pair qui ont déjà sonorisé des musiciens de jazz encore plus exigeants que lui. Rien n’y fait, il n’y croit pas : « Tu comprends, quand je joue cet accord-là, est ce qu’ils vont saisir toutes les harmoniques ? et puis, je veux un équilibre guitare/voix parfait, comme JE le veux et puis, ils ne doivent pas savoir que je joue et chante doucement et qu’il ne faut pas que l’amplification crée de la distorsion…. ». Du coup, João prend sa guitare et nous improvise sa répétition. Moment de magie : ce son, ce timbre unique, cette diction inimitable, rien que pour nous, dans cette chambre d’hôtel.

On discute du répertoire du soir. Je lui dis qu’il ne peut échapper à jouer ses grands classiques mais du coup, il nous chante des chansons que je ne connais pas – des vieilles sambas, dit-il- et s’amuse de ma surprise. Pause-café. Il prend le sucre en morceaux à la cuillère : « Tu comprends, si je le prends avec les doigts, je vais en glisser dans les cordes de la guitare et en jouant elles vont s’abimer et se casser » – « mais tu les changes souvent tes cordes ? » – « Seulement quand elles cassent – après tout, je suis brésilien ! » répond-il, en rigolant. La répétition privée continue. Tiens, un vieux thème de Dorival Caymmi « na Bahia tem um jeito ». Interruption. « Dis, au fait, c’est à quelle heure, comment vous dites ça en français, ah ! oui, la guillotine ! ».  C’est l’heure du show qu’il veut savoir. João s’angoisse ; nous le rassurons du mieux possible.

Il est près de 9 heures. J’ai envie d’aller écouter Paulo Moura. Le Maître, lui, souhaite méditer avant le spectacle. J’avais remarqué de nombreux livres de méditation et de mystique indiennes dans sa chambre. « Alors, João, à tout à l’heure sur scène » ; « Tá certo, à tout à l’heure, tchau… ». Là j’en suis sûr, João Gilberto va chanter pour la première fois sur une scène française.

Et oui, il a chanté. Après une dernière phobie – la loge sentait la peinture fraîche – et un isolement complet dans les coulisses, il monte sur scène à près de minuit. Il se plaint à peine de la sono ; juste un peu de grave par ci, par là et commence un grand moment de musique brésilienne avec « Samba da minha terra ».

Comment parler de ce concert ? La voix, la guitare, le son, les chansons, c’était ce que tout le monde connaissait déjà par cœur, par les disques ; sur scène, rien de très particulier. Le Maître est là, assis sur son tabouret, seul avec sa guitare. Mais voilà, il y a la magie en plus, c’est tout, c’est inexplicable, « C’est la toile hypnotique du maître de la bossa nova », comme l’écrit Rémy KK, qui a qualifié ce concert de « deux heures de sublimes confidences, des derniers chuchotements avant le silence, des chuchotis à l’équilibre en trompe l’œil, une musique minimale pour frissons maximaux ». Quoi rajouter ! João a joué ses classiques ; il se sentait visiblement bien, comme chez lui. Les rescapés de cette longue nuit s’étaient rapprochés en silence de la scène, accentuant l’aspect intime des confidences du Maître. Et il a offert quatre rappels, dix chansons en prime ! Un évènement historique ! Parmi ces chansons, les inédits de la répétition de l’après-midi. Gilberto Gil lui-même, spectateur discret mais passionné, me confesse le lendemain, qu’il ne les connaissait pas non plus ! Dernière pirouette ; João termine sur « Estate », une chanson en italien !

Je revois le Maître João Gilberto le surlendemain. La veille – après le concert – il est resté enfermé toute la journée dans sa chambre d’hôtel, toujours volets clos. Ce jour-là, je crois qu’il a poussé à bout la patience et les nerfs du personnel de l’hôtel, qui a failli craquer.

Je le retrouve pour le ramener à l’aéroport de Nice, direction Montreux. Je retrouve un João souriant, détendu. On discute du concert : il en est ravi, enchanté… Je le sens presque soulagé d’avoir passé cette effroyable épreuve : chanter sur scène ! On parle de Gilberto Gil ; João en parle avec beaucoup de respect et d’admiration.

Passe une ambulance ou une voiture de pompiers. João part dans un grand discours sur « les timbres comparés des avertisseurs à travers le monde » : ambulance niçoise face à pompiers new yorkais et police brésilienne. Passe une DS Citroën. João commence un discours élogieux sur les voitures françaises ; visiblement, il s’y connait et nous voilà à discuter bagnoles, tous les deux !

Nice, l’aéroport, en retard. Le Maître insiste pour être surclassé en 1ère classe. Je ne m’attarde pas : un abraço final avec João, qui nous dit avoir apprécié notre aide et notre présence discrète et qui me dit, en guise d’au revoir : « Bon, quand tu passes à Rio, tu me fais signe et on ira se balader ensemble ». Je pars en rigolant intérieurement. On m’a dit qu’à Rio, João restait enfermé chez lui, ne voyait personne, sauf sa fille Bebel, communiquait uniquement par téléphone avec ses amis…. et ne sortait de chez lui que pour se balader dans Ipanema ou Leblon seul au petit matin. « D’accord, João, pour une balade avec toi et nous irons voir le soleil se lever à l’Arpoador ! »

Voilà ces quelques moments privilégiés que j’ai pu passer avec João Gilberto, privilégiés car il n’a rencontré que bien peu de monde durant ces trois jours passés à Antibes. Pas une seule fois je n’ai fait allusion au fait d’être animateur d’une émission de radio sur le Brésil. Je craignais une réaction négative et puis à quoi cela aurait-il servi ? Ça doit faire 10 ou 15 ans que le Maître n’a pas donné d’interview. Aucune raison qu’il m’en accorde une. Désolé pour vous, dommage pour moi !

À la place, je vous offre ce récit.

Christian Pouillaude – émission Macunaïma – Radio Latina – 22 septembre 1985

Wilson Batista, sambiste

En prime, l’enregistrement ao vivo par Joao Gilberto de l’une des vieilles sambas dont je parle dans mon texte, réalisé lors du festival de Montreux, quelques jours après celui de Juan les Pins. Il s’agit de « Preconceito » (Préjugé) du sambiste Wilson Batista. Elle date de 1941 et évoque le préjugé racial, si présent au Brésil : « Ma samba va lui dire que le cœur n’a pas de couleur ».

Écoutez ici

Radios Libres

Mémoires de radio (épisode 1)

Je vous parle d’un temps que les moins de 60 ans ne peuvent pas connaitre. La radio, en ce temps-là, était aux mains de l’État, en particulier toute la bande FM. Seules les stations périphériques (Europe1, RTL, RMC) pouvaient émettre en GO (Grands Ondes) : nous les écoutions passionnément, surtout en mai 68.

De pirates à libres

Il y eut bien une tentative avortée de contourner ce monopole avec Radio Caroline déversant sa musique anglo-saxonne à partir d’un bateau sur la Manche. Mais c’est seulement à la fin des années 70 qu’une bande de petits jeunes de la Région Parisienne décide de s’attaquer sérieusement au sujet : ils commencent à multiplier les radios pirates. Ce qui se termine invariablement par une guerre de brouillage de fréquences avec TDF ou par l’intervention musclée de la police pour saisir les émetteurs, avec parfois des poursuites rocambolesques sur les toits parisiens. Mais ils réussissent à faire passer l’idée dans l’opinion publique et auprès de certains politiques qu’il faut enfin casser le monopole étatique, libérer les ondes ! En 1981, ils arrivent à convaincre le candidat socialiste Mitterrand. Élu, il met sa promesse à exécution.

C’est alors un déferlement, une libération générale : les radios devenues libres fleurissent sur la bande FM dans le plus parfait désordre, la plus grande cacophonie radiophonique. Il y a de tout : des radios communautaires, de quartier, associatives, politiques, thématiques, musicales… Tout y passe : c’est la parole libérée pour le meilleur mais bien souvent pour le pire. Beaucoup d’amateurisme, d’improvisation, pas mal de n’importe quoi : on veut s’exprimer ! Pour les auditeurs, c’est souvent participatif mais aussi inaudible.

Une radio libre parisienne en 1981

Cette phase n’a qu’un temps, surtout parce qu’elle n’est pas tenable techniquement : il y a trop de candidats pour le nombre de fréquences disponibles. Il est nécessaire d’attribuer ces fréquences pour éviter la foire d’empoigne, la loi du plus gros émetteur, et pouvoir assurer un confort d’écoute minimal aux auditeurs. Le gouvernement met donc en place des instances chargées de cette redoutable tâche, tout au long des années 1981 à 83, en définissant un cahier des charges pour les stations candidates.  Compliqué, d’autant plus que la solution souvent imposée est le partage d’une même fréquence entre plusieurs radios ! Peu à peu, les radios associatives vont être marginalisées, faute d’organisation et de moyens et vont apparaitre de nouvelles radios commerciales ou soutenues par des financiers (NRJ, Skyrock, Nostalgie, RFM et autres). On change d’époque.

Radio Ivre

Dans cette période pionnière, une radio libre se distingue : Radio Ivre ! Ses fondateurs sont parmi les premiers militants – et des militants fort actifs – au sein de l’ALO (Association pour la Libération des Ondes). Ce sont aussi les plus malins : durant la période interdite, ils changent leur lieu d’émission tous les jours, généralement à partir des résidences d’auditeurs amis. Par ailleurs, c’est la première radio libre un peu plus organisée, établissant rapidement une grille de programmes. Par exemple, ses soirées sont animées par une association « Le Monde à Paris », couvrant les cultures du monde et leur actualité parisienne. Radio Ivre est la radio libre de référence sur la courte période 1979-1981. En 1982, elle s’associe avec la revue Actuel de Jean François Bizot pour donner naissance à Radio Nova.

Connexion latine

À l’été 1981, à la Chapelle des Lombards, « le temple de la salsa », récemment installée rue de Lappe, je rencontre mon cher ami Abel, grand salsero : « Ça tombe bien, me dit-il, je vais te faire rencontrer mon amie d’enfance argentine Laura. Elle fait de la radio. Je crois qu’elle a quelque chose à te proposer ». Effectivement. Elle m’explique : « J’anime la soirée latino-américaine du « Monde à Paris » sur Radio Ivre. Je connais bien les pays et les cultures hispanophones mais franchement pas trop le Brésil. Tu pourrais venir y faire une séquence musicale brésilienne quand tu le souhaites ». Bien sûr ! Je pouvais compter sur mes connaissances (encore limitées !) sur la MPB (Musica Popular Brasileira) et sur une discothèque encore embryonnaire mais déjà rare à Paris.

À l’antenne

Je me souviens de ma première intervention à l’antenne : je présente le disque « Seduzir » de Djavan, qui vient de sortir. Ensuite, je crois me souvenir que Laura me laisse de plus en plus de place dans son émission jusqu’à me laisser assurer seul des tranches horaires entières.

Djavan « Seduzir »

En tout cas, j’ai un souvenir précis de l’hiver 1981. Je traverse tout Paris, du Sud au Nord, en voiture, dans la nuit glaciale. J’arrive place du Tertre à Montmartre, je gare ma voiture. Je monte à pied jusqu’au dernier étage de l’un des vieux immeubles de la fameuse place. Là, une pièce pas très grande, tout en longueur, occupée aux trois-quarts par une immense table de mixage. C’est la radio. L’animateur précédent me laisse la place. Me voilà tout seul aux manettes, seul maitre à bord pendant deux heures, jusqu’à l’arrivée de l’animateur suivant. Moment magique de totale liberté mais expérience formatrice aussi car il faut tout assurer.

Au-delà de la programmation musicale, je vais aussi couvrir les évènements brésiliens de Paris pour la radio : le Réveillon du restaurant Dona Flor avec la grande chanteuse Carmen Costa ou le Carnaval de la salle Wagram avec le sambiste Tião motorista ! Je réalise ma première interview avec Carmen Costa : je me souviens de son immense éclat de rire quand je lui dis le nom de la radio : « Radio Ivre ? Rádio bêbada ?!! ». Après, à sa demande, nous allons rencontrer Pierre Barouh.

Carmen Costa

Il me semble que c’est au printemps 1982 que notre aventure avec Radio Ivre prend fin, suite à sa reprise par Radio Nova. Mais mon amie Laura, qui a trouvé sa vocation dans la radio, veut continuer : elle engage de nouvelles collaborations, souvent éphémères, dans lesquelles elle m’embarque parfois. De mon côté, j’ai un contact avec une équipe de latinos qui officie sur Radio Tomate. Drôle d’expérience : une installation précaire dans le recoin d’un ancien entrepôt ou d’une ancienne usine au fin fond du 13ème arrondissement ! Ça n’a pas duré longtemps, surtout qu’une fois, personne ne venant me relayer après mon émission, j’ai dû partir en laissant tout en plan. Trop bricolo à mon goût !

L’équipe de Radio Ivre

L’opportunité

À l’automne 1982, je constate que ma météoritique carrière d’animateur radio a déjà pris fin. Pas trop grave car, par ailleurs, mon vrai travail m’occupe beaucoup. Sans regret non plus : je me suis bien amusé. J’ai aussi beaucoup appris, sur le tas, en le faisant : parler dans un micro, structurer une émission, organiser une programmation musicale, mener une interview, assurer la technique…. La meilleure école des basiques du métier.

À la fin de 1982, Laura m’appelle : « Dis, je sors de Radio Latina. Il cherche quelqu’un pour animer une émission sur le Brésil. J’ai parlé de toi. À mon avis, avec ton bagage, c’est tout bon ! Vas-y ! ».

J’y vais, dans leur immense et magnifique studio de Clamart. J’y suis bien reçu ; l’équipe est sympa. Je fais une maquette, plus pour la forme : « C’est bon, tu commences le plus tôt possible ». Il faut dire que je les arrange bien : je connais le Brésil, j’amène ma discothèque, j’ai déjà un peu d’expérience de radio et je vais faire mes émissions le week-end, délaissé par les autres animateurs. De mon côté, je suis heureux : j’ai mon émission bien à moi tout seul et en toute liberté, je peux m’appuyer sur une organisation professionnelle et compter avec de remarquables conditions de travail (studio top et technicien à disposition !), accessoirement je suis rémunéré (pas trop mais ça me suffit pour payer l’extension de ma discothèque !). 

Le samedi 8 janvier 1983, je réalise ma première émission pour Radio Latina. Je la commence avec la chanson « Flora » de Gilberto Gil, écrite en hommage à sa nouvelle femme. Pour moi, c’est en hommage à ma fille, du même prénom, née deux semaines auparavant. Nous ferons la présentation des deux Flora quelques mois plus tard.

Je ne sais pas alors que je commence une bien belle aventure qui va durer 5 ans et 300 émissions.

Évidemment, écoutez ici « Flora » – Gilberto Gil – 1981

Gilberto Gil : album Luar