Orfeu Negro (Orphée Noir)

Je viens de revoir Orfeu Negro (un film de Marcel Camus, datant de 1959). Je me rends compte que ce film m’a accompagné durant toute ma vie, de loin en loin mais avec une belle constance. Je l’ai d’abord vu encore jeune, en famille, je crois. J’avais été très impressionné par la Mort poursuivant Eurydice en plein Carnaval jusqu’à son électrocution dans le dépôt de tramways. La scène d’umbanda m’avait aussi beaucoup marqué. Je l’ai revu ensuite vers 1976/77 au cinéma Kinopanorama à la Motte-Piquet, gonflé en 70 mm. Le grand écran magnifiait les superbes vues de Rio et les scènes de Carnaval. Je l’ai vu encore une fois à la télévision en France avec Gilza. Donc en fin de compte, 4 fois en 50 ans ! Mais à chaque fois, j’ai vu un film différent en fonction de ma familiarité croissante avec le Brésil.

La musique du film m’a aussi accompagné. Un cousin m’avait légué ses 45 tours des années 60. Parmi eux, un peu incongru au milieu du yé-yé, celui d’Orfeu Negro avec ses deux bossas novas : « Manhã de Carnaval » (devenu un tube universel en anglais, rebaptisé en « A day in the life of a fool » ou en « Carnival ») et « A Felicidade » d’A.C. Jobim et Vinicius de Moraes. Bien plus tard, à mon époque de radio, je m’étais mis en chasse de la Bande Originale du film en 33 tours, introuvable en France. J’ai fini par trouver un pressage nord-américain. Étonnement cet album ne mentionnait ni le nom des musiciens, ni même le nom des chanteurs.

Par les hasards de la vie et au restaurant brésilien Chez Guy, j’ai rencontré Lourdes de Oliveira, la femme de Marcel Camus et l’une des principales actrices du film. Elle a beaucoup hésité avant d’accepter de me donner une interview. Je ne me souviens plus vraiment du contenu mais c’était un témoignage émouvant, car cela faisait plus de 25 ans qu’elle n’avait évoqué ses souvenirs de tournage. Je n’ai pas retrouvé l’enregistrement dans mes archives : bien dommage……

Lourdes de Oliveira, Mira dans le film

Plus récemment, j’ai lu avec une grande curiosité les pages remarquablement documentées du livre d’Anaïs Fléchet « Si tu vas à Rio… » consacrées au « phénomène Orfeu Negro ». Elle insiste avec justesse sur le rôle fondamental qu’a eu ce film dans les relations culturelles franco-brésiliennes. Elle évoque aussi les nombreux débats qu’il y a toujours eu autour de ce film. J’y reviendrai.

Il faut certainement qu’à ce stade je fournisse quelques informations de base à ceux d’entre vous qui ne seraient pas familiers avec ce film. « Orfeu Negro » est un film réalisé par un metteur en scène français Marcel Camus (rien à voir avec Albert) et produit par un producteur français Sacha Gordine mais entièrement tourné en portugais au Brésil, à Rio de Janeiro, en 1958. C’est l’adaptation à l’écran d’une pièce de théâtre du célébrissime poète Vinicius de Moraes (Orfeu da Conceição), dont le sujet est la transcription du mythe d’Orphée et Eurydice dans une favela carioca au moment du Carnaval. Tous les acteurs du film sont noirs, presque tous amateurs ou débutants. La musique comprend plein de musiques de Carnaval mais aussi des bossas novas (écrites par Tom Jobim et Luiz Bonfa), la bossa nova étant à cette époque au tout, tout début de son histoire. Ce film gagne la Palme d’Or du Festival de Cannes en 1959 (devant les « 400 coups » de F. Truffaut) puis l’Oscar du Meilleur Film étranger et le Golden Global Award en 1960. C’est un grand succès de billetterie dans le monde entier. Pas mal, non.

Au Brésil, ce succès crée paradoxalement une frustration. Le film connait le succès international comme « film français » et les participants brésiliens (acteurs, musiciens, techniciens et même Vinicius de Moraes, qui a contribué au scénario) s’en sont sentis dessaisis et exclus de sa gloire. Alors même qu’il offre au Brésil une exceptionnelle exposition au monde entier.

Car il est clair que l’impact du film a été beaucoup plus fort à l’extérieur qu’au Brésil, où il y eut des réactions « contrastées » aux deux bouts de l’échiquier brésilien. Les autorités ont très moyennement apprécié que le film montre le Brésil à travers des « noirs dans la favela », en pleine époque de Juscelino Kubitschek et du nouveau Brésil moderne de Brasilia. Les intellectuels – notamment les cinéastes du Cinema Novo – font preuve d’un nationalisme sourcilleux et réducteur : un cinéaste « gringo » filmant le Brésil ne peut qu’être ignorant de la réalité et coupable d’exotisme ! L’un des plus remontés d’entre eux, Carlos Diegues, tournera même une « vraie » version brésilienne d’Orfeu da Conceição en 1999, pas très réussie et qui passera largement inaperçue.

En partie tourné sur le morro da Babilonia, dominant le centre de Rio

En fait, avec le recul du temps, on se rend compte que ce film était innovateur et audacieux, dans la ligne de la pièce de théâtre de Vinicius : partir d’un mythe grec, situer l’action dans une favela, monter des scènes de la vie quotidienne populaire, tourner exclusivement avec des acteurs noirs, choisir des acteurs non professionnels, filmer une scène d’umbanda, introduire une toute nouvelle musique (bossa nova), valoriser des musiques populaires (sambas de carnaval, musique de culte afro-brésilien)…… Aucun film brésilien de l’époque ne l’avait proposé. Aujourd’hui ce film est un témoignage unique sur le Rio de 1958, même si c’est un film de fiction qui a pu prendre certaines libertés avec la réalité. Il intéresse au plus haut point les historiens de la musique et du Carnaval. Il reste, aussi et pour toujours, le film qui a contribué à faire connaitre la bossa nova en Europe et aux Etats Unis. En réécoutant la BO, je me suis pourtant rendu compte qu’il n’y a en fait que deux vraies bossas mais ça a suffi !

Ce film fourmille d’anecdotes étonnantes : l’acteur qui joue Orphée est l’avant-centre de l’équipe de football du FC. Fluminense, l’actrice qui joue Eurydice est en fait une danseuse nord-américaine et l’acteur qui joue la Mort est le célèbre Adhemar Ferreira da Silva, double champion olympique du triple saut et dont on ne voit même pas le visage, caché par un masque !

On voit même, au détour d’une scène, le sambiste Cartola qui contribue activement à la partie « Écoles de Samba » du film. À l’époque il était bien peu connu et ne deviendra une référence majeure de la samba que bien plus tard. Autre étonnement : les interprètes des chansons ne sont pas du tout des chanteurs de bossa nova mais deux chanteurs extrêmement connus à l’époque (Agostinho dos Santos et la grande Elizeth Cardoso), au style et à la voix de la génération antérieure.

Toujours à propos de la musique, le film alimente une ambiguïté coupable. Il présente la bossa nova comme une musique des favelas, à travers le personnage d’Orphée, musicien, comme la légende l’a immortalisé. Contre-sens total, conscient ou non : la bossa nova a toujours été la musique de l’élite intellectuelle blanche des beaux quartiers de Rio (même si elle s’est inspirée de la samba populaire). Je soupçonne une manipulation de Marcel Camus : la petite histoire (pas officielle) raconte que c’est João Gilberto qui avait initialement enregistré la chanson « A Felicidade » mais Camus ne l’avait pas retenu car il trouvait que sa voix faisait « trop blanche », pas assez authentique !

Alors certes, ce n’est pas un chef d’œuvre cinématographique : le film a des faiblesses et des maladresses et sur certains aspects, il a (mal) vieilli. Mais il restera à jamais un film historique par ses innovations et un marqueur fondamental pour l’image du Brésil à l’extérieur et la diffusion internationale de la bossa-nova. Je ne suis pas le seul que ce film ait marqué : mon ami John, californien, installé à Rio depuis 40 ans, m’a confié qu’il est venu au Brésil uniquement à cause de ce film ! Il en revoit régulièrement et religieusement le DVD. Un film qui change une vie : pas banal !

Référence : Anaïs Fléchet « Si tu vas à Rio…… » – La musique populaire brésilienne en France au XXème siècle – Armand Collin /Recherches.

Cet article est la reprise de l’un de mes tout premiers articles, « Orfeu Negro », paru le 15 août 2015. Je le complète ci-après avec d’indispensables liens musicaux, ainsi qu’avec la traduction des textes des deux petits chefs d’œuvre de bossa nova que nous offre ce film.

Tom Jobim et Vinicius de Moraes

« A felicidade » (Le bonheur) – musique d’Antonio Carlos Jobim et paroles de Vinicius de Moraes –

À écouter ici. Je vous propose ici la version qu’en a donnée João Gilberto devant le public du Festival de Montreux en 1985

La tristesse n’a pas de fin, le bonheur, si

Le bonheur est comme une plume que le vent emporte dans l’air

Elle vole si légère mais sa vie est brève

Elle a besoin que le vent ne s’arrête pas de souffler

Le bonheur du peuple semble la grande illusion du Carnaval

Les gens travaillent toute l’année pour se déguiser en roi, en pirate ou en jardinier

Et tout se termine le mercredi

Le bonheur est comme une goutte de rosée sur une pétale de fleur

Elle scintille tranquille puis elle oscille doucement et tombe comme une larme d’amour

Mon bonheur rêve dans les yeux de ma bien-aimée

C’est comme cette nuit passant à la recherche de l’aube

Parlez bas, s’il vous plait

Pour qu’elle se réveille joyeuse comme le jour offrant des baisers d’amour

Un autre très grand de la bossa nova, trop souvent ignoré

Manhã de Carnaval (Matin de Carnaval) – musique de Luiz Bonfa et paroles d’Antonio Maria

À écouter ici. Je vous en propose une des versions du film avec la voix d’Elizeth Cardoso

Matin, matin si beau d’un jour heureux qui commence

Le soleil a surgi dans le ciel et a brillé de mille couleurs

Le rêve est revenu dans nos cœurs

Après ce jour heureux, je ne sais s’il y en aura un autre

C’est notre matin, si beau finalement

Un matin de Carnaval

Chante mon cœur

L’alégresse est revenue, si heureux

Le matin de cet amour.

Samba de Orfeu (Samba d’Orphée) – musique de Luiz Bonfa

À écouter ici. Un morceau instrumental joué par Luiz Bonfa, compositeur et guitariste. Toute la belle et joyeuse énergie de la musique brésilienne.

Une réflexion sur « Orfeu Negro (Orphée Noir) »

  1. Un autre vieux souvenir réveillé par cette allusion à Chez Guy où l’on pouvait aller soigner son manque de Brésil dans une ambiance soignée. Et en plus Guy ressemblait comme un jeune frère à Maurice Guy, le conseiller commercial à l’ambassade de France à Rio!

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