Aéroports et saudade

La rua Madureira – paroles : Nino Ferrer ; musique : Daniel Beretta – 1969

Écoutez ici

Non, je n’oublierai jamais la baie de Rio
La couleur du ciel le long du Corcovado
La Rua Madureira, la rue que tu habitais
Je n’oublierai pas, pourtant je n’y suis jamais allé

Non, je n’oublierai jamais ce jour de juillet
Où je t’ai connue, où nous avons dû nous séparer
Pour si peu de temps, et nous avons marché sous la pluie
Je parlais d’amour, et toi tu parlais de ton pays.

Non, je n’oublierai pas la douceur de ton corps
Dans le taxi qui nous conduisait à l’aéroport

Tu t’es retournée pour me sourire avant de monter
Dans une Caravelle qui n’est jamais arrivée

Non, je n’oublierai jamais ce jour où j’ai lu
Ton nom mal écrit parmi tant d’autres noms inconnus
Sur la première page d’un journal brésilien
J’essayais de lire et je n’y comprenais rien

Non, je n’oublierai jamais la baie de Rio
La couleur du ciel le long du Corcovado
La Rua Madureira, la rue que tu habitais
Je n’oublierai pas pourtant je n’y suis jamais allé

Cette très belle chanson franco-brésilienne est de Nino Ferrer, artiste éclectique et tourmenté mais aussi créatif et attachant. Au départ, elle semble un peu insolite dans son répertoire mais, au fil du temps, elle s’est imposée comme un grand classique (beaucoup grâce à Radio Nova). La musique et l’orchestration de Beretta sont impeccablement bossa nova (inspirées de Jobim, parait-il), en vogue à l’époque en France. Le texte est une magnifique et (terriblement) triste histoire de vie et d’amour en trois minutes, oscillant entre un côté solaire (la rencontre, le coup de foudre, la lumière de Rio…) et un côté crépusculaire (la séparation, l’accident, la mort…). Oscillant entre une France concrète, réelle (et pluvieuse !) et un Brésil rêvé, désiré, fantasmé. C’est un petit chef d’œuvre de saudade avec tous les ingrédients : « un trou dans le cœur, un manque habité, une nostalgie de l’avenir… » selon quelques-unes de ses meilleures définitions. Il y a cette idée forte et belle : on ne peut pas oublier une ville – et on peut même en avoir la nostalgie -, alors que l’on n’y est jamais allé, quand on l’a découverte, connue, vue à travers les yeux et les paroles de son amour ! Totalement saudade : « Je n’oublierai jamais, pourtant je n’y suis jamais allé ».

Nino Ferrer

Cette histoire est bien entendu une fiction. Il n’existe pas de « rua Madureira » à Rio mais bien un quartier de banlieue de ce nom, creuset de la culture populaire carioca, dont je vous ai abondamment parlé dans mon article sur « Si vas à Rio », chanson originaire justement de Madureira. De même, on n’a jamais voyagé d’Orly à Rio en Caravelle ! Peu importe.

J’ai longtemps cru que Nino Ferrer avait été indirectement inspiré (et traumatisé) par un accident d’avion entre Rio et Paris, bien réel lui, qui a durablement endeuillé le Brésil. Jusqu’à ce que je me renseigne mieux et que je découvre que ce désastre a eu lieu quatre ans après la sortie de la chanson ! Mais je reste quand même avec cette association en tête, une troublante coïncidence.

L’accident du Boeing de la Varig

Les circonstances de cet accident sont dramatiques. Un jour de juillet 1973, un Boeing de la Varig s’apprête à atterrir à Orly. Un feu se déclenche alors dans les toilettes de l’arrière de l’appareil, provoqué par une cigarette mal éteinte. Le pilote réussit à poser l’avion dans un champ d’oignons à quelques kilomètres d’Orly. Mais la quasi-totalité des passagers est déjà morte d’asphyxie due à l’incendie. Onze membres de l’équipage et un seul passager, réfugiés dans la cabine de pilotage, en réchappent. Parmi les disparus, quelques célébrités brésiliennes dont le chanteur Agostinho dos Santos, célèbre pour ses interprétations des chansons du film Orfeu Negro de Marcel Camus. On retrouve encore la bossa nova.

Samba de Orly

Début 1969, Chico Buarque est un jeune auteur-compositeur, interprète d’un premier succès « A Banda ». Il profite d’un passage au Midem de Cannes pour aller s’installer en Italie : une sorte d’auto-exil pour fuir la dictature militaire en train de mettre en place répression et censure. Il invite son ami Toquinho, excellent guitariste et compositeur, à le rejoindre. Ils galèrent pas mal ensemble et Toquinho repart vite, laissant à Chico une musique avec juste un vers. Chico complète la chanson. Son thème : l’exil et la saudade du pays !

Il l’intitule « Samba de Orly ». Pour les exilés brésiliens de ces années-là, Orly est l’aéroport où ils arrivent (généralement) … et l’aéroport d’où ils espèrent bien repartir le plus vite possible ! La porte d’entrée et la porte de sortie. Au Brésil, tout le monde a vite appris à connaitre ce nom, devenu symbolique. Chico ne reste qu’à peine plus d’un an en Italie puis rentre au Brésil en embarquant à …. Fiumicino !

Toquinho, Chico Buarque et Vinicius de Moraes

À Rio, il montre sa chanson à Vinicius de Moraes, devenu le grand partenaire musical de Toquinho. Vinicius l’invite juste à changer une phrase… qui ne passe pas le filtre de la censure militaire. Conclusion : la chanson sort en 1971 sous les trois noms de Chico, Toquinho et Vinicius… qui n’en a pas écrit un seul mot ! Elle va vite devenir une grande référence pour tous les exilés, avec son traitement « à la Chico », un deuxième degré, plein d’allusions et d’insinuations.

Samba de Orly – paroles : Chico Buarque (et Vinicius de Moraes !) ; musique : Toquinho – 1971

Écoutez ici

Vas-y, mon frère, prends cet avion. Tu as raison de fuir ainsi de ce froid.

Mais embrasse mon Rio de Janeiro avant qu’un aventurier ne s’en empare.

Je demande pardon pour la durée de ce séjour mais ne dis surtout pas que tu m’as vu pleurer et, aux durs de là-bas, dis que je fais aller ; tu vois bien comment se passe cette vie oisive et, si tu peux, envoie-moi de bonnes nouvelles !

Orly dans les années 60

Samba do avião

Un carioca finit toujours par revenir à Rio. Ce qui lui permet de mettre fin à l’insupportable éloignement de sa ville adorée, de « tuer sa saudade » : c’est alors le bonheur complet !

C’est ce que décrit Antonio Carlos Jobim dans sa « Samba do avião » (Samba de l’avion), devenue un grand classique de la bossa nova. Elle transcrit les émotions d’un carioca sur le point d’atterrir à l’aéroport de Galeão. Un grand chant d’amour pour Rio de Janeiro de la part d’un vrai carioca comme Jobim !

Mais qui n’a jamais éprouvé une telle sensation en rentrant chez lui ?

AC Jobim à Rio !

Samba do avião (Samba de l’avion) – paroles et musique : Antonio Carlos Jobim – 1962

Écoutez ici (version du groupe vocal Os Cariocas)

Mon âme chante. Je vois Rio de Janeiro. Je meurs de saudade. Rio, ta mer, ta plage sans fin. Rio, tu es fait pour moi.

Christ Rédempteur aux bras grands ouverts sur la baie de Guanabara.

Cette samba n’existe que parce que je t’aime, Rio. La jolie brune va danser, tout son corps va se balancer

Rio du soleil, du ciel, de la mer. Dans quelques minutes nous serons à Galeão. Rio de Janeiro, Rio de Janeiro.

L’eau scintille, regarde la piste arriver et nous allons atterrir !

La ville de Rio a manifesté sa reconnaissance éternelle à Jobim pour cette chanson. Peu après son décès en 1994, elle a rebaptisé l’aéroport international de Galeão en aéroport international de Rio de Janeiro-Galeão /Antonio Carlos Jobim. En quelques décennies, nous sommes donc passés d’un vol Orly-Galeão à un vol Charles de Gaulle-Antonio Carlos Jobim. Quel progrès !

Aéroport de Galeão à Rio

J’ai ma propre saudade d’Orly et de Galeão. C’est d’Orly que je me suis envolé pour mon premier voyage au Brésil, via Amsterdam et Monrovia. Atterrissage dans l’ancien aérogare de Galeão situé en zone militaire ! C’est aussi à Orly que j’ai accueilli l’amour de ma vie arrivant de Rio à la veille de Noël 1979.

3 réflexions sur « Aéroports et saudade »

  1. Que d’émotions ! Toutes ces si belles chansons, ces grands compositeurs musiciens et paroliers, qui ont offert à nos existences toutes ces si belles mélodies qui vont nous accompagner au-delà des souvenirs de joie et de tristesse… merci et bravo mon cher Christian pour ce nouveau et encore si remarquable article, qui nous donne envie de fredonner avec beaucoup d’émotion… bien affectueusement, Dom

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