Début février 1924 – voilà tout juste un siècle – Blaise Cendrars débarque au Brésil, d’abord à Rio puis au port de Santos. Il y est chaleureusement accueilli par ses amis modernistes, intellectuels et artistes. Il va y séjourner et voyager durant six mois. Revenons à la genèse de ce voyage, qui joua un rôle essentiel dans la vie et l’œuvre de Cendrars.
Paris
À Paris, en mai 1923, l’écrivain Oswald de Andrade, sa femme peintre Tarsila de Amaral et le poète et critique Sergio Milliet entrent en contact avec Blaise Cendrars, alors grande figure de l’avant-garde poétique parisienne. L’année précédente, à la Semaine d’Art Moderne de São Paulo, leur ville d’origine, ils ont lancé, avec quelques autres comparses, le mouvement moderniste. Son objectif est clair : rompre avec la soumission du Brésil à la culture européenne classique et affirmer une culture propre, originale, 100% Brasil, inscrite dans la modernité. L’agitateur Cendrars leur parait être un bon partenaire et, effectivement, la complicité est immédiate. Ils lui font rencontrer Paulo Prado, richissime fazendeiro, magnat du café, mais aussi intellectuel, écrivain et surtout mécène, bien évidemment francophile. Cendrars et lui deviennent les meilleurs amis du monde et, accessoirement, Cendrars trouve en Prado un généreux et bien utile financier. C’est d’ailleurs lui qui prend en charge ce premier voyage de Cendrars au Brésil, notamment en l’hébergeant dans ses superbes fazendas de l’intérieur de Rio et de São Paulo, qui vont tant impressionner Cendrars.
São Paulo
Les amis modernistes de Cendrars font partie de l’oligarchie pauliste, grands propriétaires, hommes et femmes de pouvoir et d’argent. Mais, en même temps, intellectuels et artistes, avec, pour la plupart, plusieurs flèches à leur arc. Certains d’entre eux passent leur temps entre São Paulo et l’Europe : ils séjournent régulièrement à Paris, la ville de leur esprit et de leur cœur. Ils sont francophiles, francophones, imbibés de culture française.
Mais l’un d’eux, Mario de Andrade, le proclame haut et fort : « Nous sommes confrontés au problème actuel national, moral, humain de brésilianiser le Brésil » ! Petit problème : ces modernistes ne connaissent pas le Brésil, leur propre pays. Ils connaissent tout juste leur ville, São Paulo, la capitale Rio et parfois quelques autres grandes villes du littoral. C’est tout : ils ignorent l’intérieur du pays, les cultures indigènes, le monde du Nordeste, les réalités afro-brésiliennes du pays…. Comme ils en sont bien conscients et qu’ils en ont les moyens, ils décident d’organiser ensemble des « voyages de découverte du Brésil ». Ils vont apprendre le Brésil : c’est plus cohérent avec leurs ambitions proclamées que de d’aller se balader et se pavaner à Paris.
Minas Gerais
Un premier voyage est organisé lors de la Semaine Sainte de 1924. Destination : le Minas Gerais. Un Brésil profond avec ses montagnes, son passé colonial, sa culture noire, une omniprésence religieuse. Le programme est riche et conviendrait parfaitement à un touriste français du 21ème siècle : São João del Rei, Tiradentes, Congonhas, Mariana et bien sûr Ouro Preto et Belo Horizonte. Plein de petits bijoux de l’époque coloniale.
Sont du voyage, entre autres, Oswald de Andrade avec sa femme Tarsila, Paulo Prado et Mario de Andrade. Ce dernier est un peu différent des autres : classe moyenne, métis, farouchement nationaliste, irréductiblement pauliste, il refuse absolument d’aller à Paris ! Il est écrivain, poète mais aussi folkloriste et surtout musicologue. Ils invitent Blaise Cendrars à se joindre au groupe : ils peuvent bien faire une exception pour ce Français (en fait, suisse !), leur ami un peu spécial, anticonformiste et amoureux du Brésil.
Cendrars est heureux, comblé par ce voyage. Du coup, il a l’idée de tourner un film sur le Brésil. Il s’émerveille, il s’enthousiasme. Sur tout. Trop, selon ses amis. On est à front renversé : le gringo est dithyrambique, les Brésiliens eux restent sérieux : c’est un voyage d’études culturelles ! Ils veulent recueillir des légendes, des chansons, connaitre des traditions… On n’est pas là pour délirer sur la beauté de la nature, la gentillesse des gens ou les perroquets. Ils soupçonnent Cendrars d’exotisme aigu !
Mais ils vont se retrouver en phase sur un sujet. Cendrars tombe en admiration devant les œuvres attribuées au sculpteur baroque du 18ème siècle, Aleijadinho : « C’est le Bernin du Brésil ! C’est un génie. Il faut en parler, il faut le faire savoir ! », répète-t-il avec insistance. Ses amis finissent par en être convaincus : ils envisagent même de créer une Amicale du Patrimoine Brésilien. Cendrars va écrire un livre sur lui.
Suites
Blaise
Blaise Cendrars est un homme aux mille projets : il ne fait pas de film sur le Brésil et n’écrit pas son livre sur Aleijadinho. C’est Mario de Andrade qui écrira le sien en 1935. Cendrars revient par deux fois au Brésil pour des séjours de six mois, en 1926 et 1928. Le Brésil va être extrêmement présent dans toute son œuvre. De « Feuille de route » de 1924 jusqu’à un petit livre paru en 1952, qui lui est exclusivement consacré : « Le Brésil. Des hommes sont venus ».
Mario
Mario de Andrade, le plus réticent aux voyages, y prend goût. En 1927, il voyage en Amazonie puis en 1929 dans le Nordeste. Il en ramène d’étonnants témoignages musicaux et un livre : « L’apprenti touriste ». Il a appris le Brésil.
Tarsila
Tarsila peignait beaucoup à Paris, toutefois sans exposer. Elle passait l’autre partie de son temps dans le tourbillon des Années Folles : ses réceptions brésiliennes autour d’une bonne feijoada arrosée de cachaça sont fameuses dans le milieu intellectuel et artistique parisien ! La ré immersion dans son pays, avec le voyage dans le Minas, l’amène à mieux définir son style, à bien préciser sa proposition artistique. En 1926, elle réalise sa première exposition dans une galerie de la rue de la Boétie, avec l’aide complice de Blaise Cendrars. Elle est lancée. Elle est aujourd’hui reconnue comme l’une de plus grands peintres brésiliens.
Amitié distendue
Au fil du temps, l’amitié de Blaise Cendrars avec les modernistes se distend, sauf celle, plus personnelle, avec Paulo Prado. Cendrars porte même un jugement assez dur sur leur production littéraire et intellectuelle : « une vaste équivoque, dont il ne restera que la curiosité et quelques romans quasi illisibles ». Au fond, il leur reproche de n’avoir jamais vraiment coupé le cordon ombilical avec la France et ses mouvements culturels bavards. Manque d’originalité, de radicalité, de sérieux. Dans une pirouette, il conclut : « La preuve, c’est qu’ils m’avaient invité ! ».
Héritage
Un siècle plus tard, ce jugement sans appel doit être revu et explicité. Les modernistes ont incontestablement été les pionniers d’une véritable révolution culturelle brésilienne dans bien des domaines. Dans celui des idées et de la littérature, qui concerne le plus les amis proches de Cendrars, le concept d’anthropophagie culturelle, développé par Oswald de Andrade, reste tout à fait pertinent pour caractériser le Brésil et le roman « Macunaïma », publié en 1928 par Mario de Andrade, est l’un des chefs d’œuvre incontestés de la littérature brésilienne. Cher à mon cœur car j’ai utilisé ce nom de Macunaïma pour baptiser mon programme de radio sur Radio Latina dans les années 80 ! N’oublions pas non plus que le modernisme a aussi apporté la musique de Heitor Villa-Lobos et la peinture de Tarsila et de Di Cavalcanti, entre autres…
Ce qui a manqué à certains des intellectuels, écrivains et poètes de ce mouvement, de cette époque, est un ancrage tant régional que populaire. Que l’on va trouver par contre dans les écrivains de la deuxième partie du 20ème siècle comme Jorge Amado ou João Guimarães Rosa ou aussi, dans un autre genre (la musique populaire), dans le tropicalisme de Caetano Veloso et Gilberto Gil.
Passeur
Pour écrire cet article, je me suis beaucoup inspiré de Gilles Lapouge, qui a souvent raconté cette histoire de Cendrars et des modernistes, qui visiblement le fascinait. Comme elle me fascine par son jeu de miroirs interculturels entre France et Brésil, non dénué d’ambiguïtés. Car c’est Cendrars qui pousse les modernistes « à se libérer de la France », comme Oswaldo le reconnait lui-même ; c’est lui qui les encourage à découvrir leur propre pays ; c’est encore lui qui valorise les côtés positifs de la culture de leur pays, bien plus qu’ils ne le font eux-mêmes. C’est un passeur mais un drôle de passeur : il ne cherche pas seulement à communiquer la culture brésilienne aux français (comme j’essaie de le faire !) mais aussi aux propres brésiliens ! Avec enthousiasme et passion. Là, ça devient franchement ambigu, pour ne pas dire casse-gueule. Difficile d’échapper à une critique d’ingérence ou d’arrogance.
Cependant un point mérite d’être sauvé. Faire prendre conscience aux Brésiliens de la valeur de ce qu’ils ont dans leur propre pays – et qu’ils ne valorisent pas assez – est infiniment précieux pour combattre un complexe d’infériorité parfois envahissant. Célébrons ensemble l’Aleijadinho et Inhotim !
Face à la mer
Cette thématique de l’élite du pays, pauliste et carioca, tournée vers l’extérieur (Europe et États-Unis), face à la mer et tournant le dos au pays profond, est récurrente tout au long du 20ème siècle. Par la suite, l’explosion de l’agro-business va changer la donne. Une chanson écrite en 1981 par Fernando Brant, le parolier attitré de Milton Nascimento, l’illustre parfaitement. Je la passais souvent dans mon programme de radio.
Noticias do Brasil (os passaros trazem) – Nouvelles du Brésil que les oiseaux amènent
Paroles : Fernando Brant ; musique et chant : Milton Nascimento – 1981
Paroles :
Une nouvelle arrive du Maranhão
Elle n’est passée ni à la radio, ni dans les journaux, ni à la télévision
Elle est venue portée par le vent du littoral
De Fortaleza, de Recife et de Natal
La bonne nouvelle a été entendue à Belém, Manaus, João Pessoa, Teresina et Aracaju
Et du Nord elle est descendue vers le Brésil central
Elle est arrivée dans le Minas et éclate déjà dans le Sud
Ici vit un peuple qui mérite plus de respect, tu sais
Le peuple est beau comme est beau tout amour
Ici vit un peuple qui est mer et qui est rivière
Et son destin est de s’unir un jour
Le plus beau chant sera toujours le plus sincère, tu sais
Tout ce qui est beau étonnera toujours
Ici vit un peuple qui cultive la qualité d’être plus sage que quiconque veut le gouverner
La nouvelle est que le Brésil n’est pas que le littoral
C’est beaucoup, beaucoup plus que n’importe quelle Zona Sul
Il y a des gens bien disséminés dans ce Brésil qui vont faire de cet endroit un bon pays
Une nouvelle arrive de l’intérieur
Elle n’est passée ni à la radio, ni dans les journaux, ni à la télévision
Rester face à la mer, tournant le dos au Brésil, ne va pas faire de cet endroit un bon pays
Un immense merci pour cette remarquable « leçon de Brésil » en plus avec une chanson de Milton Nascimento… aussi passionnante que surprenante. Bravo professeur !
Pensées basques très affectueuses, Dom
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