Águas de março (Les eaux de mars)

C’est l’une des chansons brésiliennes les plus connues au monde : il faut dire aussi que c’est l’une des plus belles !

Jobim

En mars 1972, à 45 ans, Antônio Carlos Brasileiro de Almeida Jobim, dit A.C. Jobim ou encore Tom Jobim, se sent déprimé et boit trop. Le succès de la bossa nova au Brésil est vite passé et il se demande ce qu’il va devenir. Il se réfugie dans sa maison de campagne, dans un coin perdu de la montagne carioca. Un jour, l’inspiration lui vient à travers un accord de guitare et de longues promenades dans la nature : il compose et écrit « Águas de março ». Il l’enregistre sur un disque compact, vendu par une revue dans les kiosques de journaux.

Énorme succès : la chanson est aussitôt reprise par Elis Regina puis rapidement par de nombreux artistes célèbres, dans le monde entier. Elle devient un standard, un classique, une référence.

La chanson

On ne soulignera jamais assez la totale originalité de cette chanson, qui n’est pas à proprement parler une bossa nova classique. Cette créativité n’est pas si étonnante côté musique. Jobim est avant tout un compositeur et un musicien (surtout pianiste), éclectique et de grand talent. Il compose ici une mélodie très rythmée, répétitive, entêtante, facile à se rappeler et à fredonner.

La surprise vient du texte. D’abord Jobim en écrit fort peu : pour cela, il compte sur son compère poète Vinicius de Moraes. Ensuite la forme de ce texte est bien inhabituelle pour une chanson : une longue suite de mots, qui sont autant d’images – presqu’une centaine ! – évoquant en vrac la vie et surtout la nature, pas de morale, ni de message sauf celui d’une « promesse de vie ». Mais la forme aussi est originale : pas vraiment de refrain, une anaphore avec un « É » (C’est) répété quasi systématiquement et de nombreuses allitérations et assonances (répétitions de consonnes et de voyelles). Une grande sophistication derrière une apparente simplicité. Qui rappelle certaines poésies de Carlos Drummond de Andrade.

En balade avec Vinicius de Moraes

Georges Moustaki

Jobim traduit immédiatement sa chanson en anglais, ou plus exactement il l’adapte, en supprimant ses références trop spécifiquement brésiliennes. Il tient à le faire lui-même car il n’apprécie guère certaines traductions en anglais de paroles de bossa nova, écrites par des paroliers nord-américains qui en gâchent l’esprit et le charme.

Pour le français, c’est Georges Moustaki qui s’y attaque dès 1973. Pour les Brésiliens, il est totalement légitime : ses chansons, sa relation avec Piaf, son amour de la musique brésilienne, sa connaissance du portugais… Il travaille en échange et en complicité avec Jobim. Comme celui-ci l’a fait pour l’anglais, il s’éloigne d’une traduction littérale : il cherche à garder l’esprit et la poésie de la chanson plus que la lettre. Quitte à introduire de nouveaux mots et de nouvelles images. Du bel ouvrage !

Georges Moustaki

Titre

Les eaux de mars, ce sont les pluies de mars qui, comme le dit la chanson, marquent la fin de l’été et sont donc, peut-être, une promesse de vie ! C’est l’équivalent de nos orages de la fin du mois d’août, surtout dans le sud de la France.

Paroles

Je vous en propose ici une triple lecture : en gras, le texte original en portugais, en normal, sa traduction littérale et en italique, la version française de Georges Moustaki.

É pau, é pedra, é o fim do caminho

C’est un bâton, c’est une pierre, c’est le bout du chemin

Un pas, une pierre, un chemin qui chemine

É um resto do toco, é um pouco sozinho

C’est un reste de souche, c’est un peu solitaire

Un reste de racine, c’est un peu solitaire

É um caco de vidro, é a vida, é o sol

C’est un éclat de verre, c’est la vie, c’est le soleil

C’est un éclat de verre, c’est la vie, le soleil

É a noite, é a morte, é um laço, é o anzol

C’est la nuit, c’est la mort, c’est un piège, c’est l’hameçon

C’est la mort, le sommeil, c’est un piège entr’ouvert

É peroba do campo, é o nó da madeira

C’est un peroba¹ des champs, c’est le nœud dans le bois

Un arbre millénaire, un nœud dans le bois

Caingá, candeia, é o Matita Pereira

Cainga¹, candeia¹, c’est le Matita Pereira²

C’est un chien qui aboie, c’est un oiseau dans l’air

É madeira do vento, tombo da ribanceira

C’est le bois du vent, une chute de la rive

C’est un tronc qui pourrit, c’est la neige qui fond

É o misterio profundo, é o queira ou não queira

C’est le mystère profond, c’est tu veux ou tu veux pas

Le mystère profond, la promesse de vie

É o vento ventando, é o fim da ladeira

C’est le vent qui souffle, c’est le bout de la pente

C’est le souffle du vent, au sommet des collines

É a viga, é o vão, festa da cumeeira

C’est la poutre, c’est le vide, la fête du toit de la maison

C’est une vieille ruine, le vide et le néant

É a chuva chovendo, é conversa ribeira

C’est la pluie battante, c’est conversa ribeira³

C’est la pie qui jacasse, c’est l’averse qui verse

Das águas de março, é o fim da canseira

Des eaux de mars, c’est la fin de la fatigue

des torrents d’alégresse, ce sont les eaux de mars

É o pé, é o chão, é a marcha estradeira

C´est le pied, c’est le sol, c’est la marche du promeneur

C’est le pied qui avance, à pas sûr, à pas lent

Passarinho na mão, pedra de atiradeira

Un oiseau dans la main, une pierre de catapulte

C’est la main qui se tend, c’est la pierre qu’on lance

É uma ave no céu, é uma ave no chão

Un oiseau dans le ciel, un oiseau sur le sol

C’est un trou dans la terre, un chemin qui chemine

É um regato, é uma fonte, é um pedaço de pão

C’est un ruisseau, c’est une source, c’est une tranche de pain

Un reste de racine, c’est un peu solitaire

É o fundo do poço, é o fim do caminho

C’est le fond du puits, c’est la fin du chemin

C’est un oiseau dans l’air, un oiseau qui se pose

No rosto o desgosto, é um pouco sozinho

Sur le visage le dégoût, c’est un peu solitaire

Le jardin qu’on arrose, une source d’eau claire

É um estrepe, é um prego, é uma conta, é um conto

C’est une écharde, c’est un clou, c’est un compte, c’est un conte

Une écharde, un clou, c’est un peu rien du tout

É uma ponta, é um ponto, é um pingo pingando

C’est un pieu, c’est un point, une goutte qui s’égoutte

C’est la fièvre qui monte, c’est un conte à bon compte

É um peixe, é um gesto, é uma prata brilhando

C’est un poisson, c’est un geste, c’est de l’argent brillant

Un poisson, un geste, c’est comme du vif argent

É a luz da manhã, é o tijolo chegando

C’est la lumière matinale, c’est la brique qui vient

C’est tout ce qu’on attend, c’est tout ce qui nous reste

É a lenha, é o dia, é o fim da picada

C’est la bûche, c’est le jour, c’est la fin du monde

C’est du bois, c’est un jour, le bout du quai

É a garrafa de cana, o estilhaço na estrada

C’est la bouteille de cachaça, un éclat d’obus sur la route

Un alcool trafiqué, le chemin le plus court

É o projeto da casa, é o corpo na cama

C’est le plan de la maison, c’est le corps dans le lit

C’est le cri d’un hibou, un corps ensommeillé

E o carro enguiçado, é a lama, é a lama

C’est la voiture en panne, c’est la boue, c’est la boue

La voiture rouillée, c’est la boue, c’est la boue

É um passo, é uma ponte, é um sapo, é uma rã

C’est un pas, c’est un pont, c’est un crapaud, c’est une grenouille

Un pas, un pont, un crapaud qui croasse

É um resto de mato na luz da manhâ

C’est un reste de verdure à la lumière matinale

C’est un chaland qui passe, c’est un bel horizon

São as águas de março fechando o verão

Ce sont les pluies de mars clôturant l’été

C’est la saison des pluies, c’est la fonte des glaces

É a promessa de vida no teu coração

C’est la promesse de vie dans ton cœur

Ce sont les eaux de mars, la promesse de vie

É uma cobra, é um pau, é João, é José

C’est un serpent, c’est un bâton, c’est Jean, c’est Joseph

Une pierre, un bâton, c’est Joseph et c’est Jacques

É um espinho na mão, é um corte no pé

C’est une épine dans la main, c’est une coupure au pied

Un serpent qui attaque, une entaille au talon

É um passo, é uma ponte, é um sapo, é uma rã

C’est un pas, c’est un pont, c’est un crapaud, c’est une grenouille

C’est l’hiver qui s’efface, la fin d’une saison

É um belo horizonte, é uma febre terçã

C’est un bel horizon, c’est une fièvre maligne

C’est la neige qui fond

São as águas de março fechando o verão

Ce sont les pluies de mars qui clôturent l’été

Ce sont les eaux de mars, la promesse de vie, le mystère profond

É a promessa de vida no teu coração

C’est la promesse de vie dans ton cœur

Ce sont les eaux de mars, dans ton cœur tout au fond

¹ noms d’arbres brésiliens

² nom d’un oiseau

³ nom d’un groupe musical traditionnel

L’écoute

Pour l’écoute, je vous propose aussi trois versions différentes :

La meilleure version en portugais, celle de Jobim en duo et en pleine complicité avec Elis Regina, enregistrée en 1974 à Los Angeles (écoutez ici)

La version française de Georges Moustaki en public (écoutez ici)

La version en anglais chantée par Art Garfunkel (écoutez ici)

Une réflexion sur « Águas de março (Les eaux de mars) »

  1. Merci Christian. Cette magnifique chanson valait bien un article.
    Merci également de nous faire apprécier la poésie de la version française.
    Philippe

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