Bossa Nova (encore et toujours)

La bossa nova est un grand malentendu entre le Brésil et la France, ou plutôt entre le Brésil et le reste du monde. Partout elle est considérée comme LA musique brésilienne, la seule, la grande, la vraie, l’authentique ! Elle est en bonne place au panthéon des musiques mondiales ; elle fait partie du Patrimoine Culturel de l’Humanité. On l’aime et on la célèbre partout. Aux États Unis et en France d’abord, qui auront fortement contribué à la diffuser en dehors de ses frontières. Mais pas que, et loin de là ! Le reste du monde est aussi sous le charme. Le pays le plus fana est de loin le Japon, définitivement amoureux de la bossa, où elle n’a cessé d’être écoutée, rééditée, jouée, traduite, chantée, enregistrée depuis plus de 60 ans. Je me souviens qu’à mon époque de radio, certains disques (des vinyles, bien sûr !) avaient disparu des catalogues brésiliens, mais on arrivait presque toujours à en trouver une réédition japonaise diffusée en Europe !

Toquinho en réédition japonaise !

Mais pourquoi parler de malentendu ? C’est parce qu’au Brésil la bossa n’a fait que passer. Ce fut la musique d’une courte période (entre 1958 et 1966) et d’un mouvement musical passablement élitiste, celui de la jeunesse dorée, bien élevée et bien éduquée, des beaux quartiers de la Zone Sud de Rio. Au Brésil, la bossa est définitivement liée à cette époque et à ce milieu. Elle n’y a évidemment jamais été considérée comme une musique populaire : elle a même été décriée à l’époque comme étant une musique « importée », une musique bizarre pour gringos, pas authentiquement brésilienne !

Petit zoom sur cette époque pour bien comprendre. La bossa nova surgit sur la scène musicale brésilienne en 1958. Elle est née d’une Sainte Trinité de créateurs, trois fortes personnalités : le poète et parolier Vinicius de Moraes, le pianiste et compositeur Antonio Carlos (dit Tom) Jobim et le guitariste et chanteur João Gilberto, la figure de proue de cette « nouvelle vague ». C’est une musique métisse qui puise ses racines à la fois dans les rythmes de la samba et dans les harmonies du jazz, voire du classique, et au final, en résulte une musique extrêmement sophistiquée ! João Gilberto y ajoute sa touche personnelle avec son inimitable façon de chanter : une petite voix susurrante, un « chant parlé » aux antipodes des chanteurs genre bel canto italien de l’époque, introduisant un infinitésimal et subtil décalage entre voix et guitare. Le succès de cette musique s’inscrit pleinement dans un moment optimiste du Brésil : on construit Brasilia, l’industrie se développe, le pays va de l’avant… Juscelino Kubitschek, le Président de l’époque, est surnommé « Président bossa-nova » ! Les paroles sont en phase : légères, simples, poétiques sans prétention, parfois futiles, célébrant Rio ou chantant les affres et les bonheurs de l’amour…. Elle prospère autour des fameuses plages chics de Copacabana et d’Ipanema. Un formidable répertoire se crée entre 1958 et 1966, autour de la Sainte Trinité et de quelques autres remarquables comparses musicaux.

Astrud et João Gilberto

On peut dire que la bossa nova disparait du devant de la scène brésilienne peu après l’arrivée de la dictature militaire, même s’il n’y a pas de lien direct. De nouveaux genres musicaux, défendus par une nouvelle génération, occupent alors la place dans les radios et les télés (yé-yé, tropicalisme, chanson engagée…). La plupart d’entre eux assument l’héritage musical de la bossa, ils s’en réclament, la prolongent parfois, mais en fait c’est déjà autre chose : on appellera ça génériquement la MPB (Musique Populaire Brésilienne). Les pères fondateurs de la bossa s’exilent : Joao Gilberto s’installe à New York ; Tom Jobim à Los Angeles et Vinicius tourne beaucoup dans le monde. Voilà l’instant « bossa nova » du Brésil est passé !

La Sainte Trinité pour la seule fois ensemble en 1962, accompagnée par le groupe vocal Os Cariocas

Au Brésil peut-être, mais pas du tout dans le reste du monde. Des jazzmen nord-américains sont tombés raides dingues de ce nouveau son : ils enregistrent de remarquables albums inspirés par la bossa. Le plus connu est celui que Stan Getz enregistre avec João à la guitare, Tom au piano et Astrud Gilberto, la femme de João, au chant, avec en vedette la fameuse « Garota de Ipanema ». C’est un triomphe planétaire, inédit pour un album mélange de jazz et de musique « ethnique » ! En Europe, la bossa débarque avec le film « Orfeu Negro » ; je vous ai déjà raconté cette histoire. Son succès n’y est pas moindre.

La différence avec le Brésil est qu’à l’extérieur, après ses années de succès initial, la bossa prend durablement sa place dans le paysage musical local. Elle est régulièrement diffusée dans les médias. Elle est reprise par les artistes locaux, traduite, adaptée, parfois même détournée ! Elle fascine et influence tous les chanteurs et tous les musiciens, surtout les jazzmen. Tous les guitaristes amateurs veulent jouer comme João Gilberto ! La bossa marque plusieurs générations musicales et on trouve facilement sa trace aujourd’hui chez de nombreux groupes pop (référence personnelle : Everything but the girl !). Au fil du temps, elle est mise à toutes les sauces : elle a sa phase très jazz (baptisée de jazz-samba) puis une période de « musique d’ascenseur » ; plus tard elle sera mise aux modes « electro » et « lounge ». Au bout du compte, la Garota de Ipanema fait partie des trois musiques les plus jouées dans le monde durant ces cinquante derrière années !

Connaissez-vous le festival de bossa nova de Thiais (94) ? 15ème édition !

Vous-mêmes, chers lecteurs français, qui n’êtes pas forcément ni connaisseurs, ni fanas de musique brésilienne, je suis absolument certain que vous connaissez au moins une dizaine de musiques de bossa nova, sans nécessairement en connaitre ni le titre, ni l’interprète !

Je me souviens de l’étonnement et de l’amusement des Brésiliens dans les années 80 quand, débarquant en France, ils y découvraient la popularité de la bossa : assez incompréhensible pour eux ! Ceci dit, au Brésil, la bossa n’a pas complètement disparu du paysage, surtout à Rio. Elle reste une référence incontournable dans le monde musical. Le Brésil a aussi compris que c’était un formidable produit d’exportation et d’image à l’étranger. La cérémonie d’ouverture des JO de 2016 nous a offert un défilé de la sublime Gisele Bündchen, traversant tout le Maracanã au son de la Garota de Ipanema, chantée et jouée au piano par le petit fils de Tom Jobim ! Le Brésil se plait à raconter l’histoire de la bossa nova et rend régulièrement hommage à ses créateurs.

La statue de Tom Jobim à l’Arpoador

Mais comment dire ? La bossa n’y est plus un genre musical vivant : c’est devenu comme une langue morte, du latin ou du grec ancien. Elle reste une matrice essentielle pour la musique, comme le latin l’est pour toutes les langues latines. Des amoureux et des spécialistes continuent de les faire exister. On ne cesse d’y faire référence, ne serait-ce que pour comprendre les origines. Les œuvres sont toujours lues, traduites, commentées, représentées : les tragédies grecques ont droit à leurs relectures du 21ème siècle ! C’est exactement comme pour la bossa : sa force, c’est bien sûr, et avant tout, son formidable répertoire.

Une centaine de chansons, de nombreux petits bijoux, des vraies petites « madeleines » ….  On finit toujours par y revenir : les mélodies nous sont familières et les textes nous touchent par leur simplicité et leur proximité. J’ai remarqué que, ces derniers temps, la jeune génération de chanteurs brésiliens reprenait de plus en plus souvent des thèmes de bossa, qui se prêtent particulièrement bien à de nouvelles lectures musicales. C’est parfait ainsi : cette « musique morte » est toujours donc bien vivante !

Cet article est la reprise de l’article publié le 3 décembre 2016 sur ce Blog. J’y ai repensé à l’occasion du récent décès de la chanteuse Astrud Gilberto, la voix bilingue et éternelle de la Garota de Ipanema. Célébrée et pleurée en France, à peine évoquée au Brésil, confirmant le malentendu que j’évoque dans ce texte.

Astrud accompagnée par Stan Getz

Desafinado (Désaccordé)

Paroles : Newton Mendonça – Musique : Antonio Carlos Jobim

Écoutez ici une version télévisée qu’en a donnée João Gilberto

Si tu dis que je chante faux, mon amour, sache bien que cela me fait beaucoup de peine ; seuls les privilégiés ont une oreille aussi bonne que la tienne ; moi j’arrive à peine à faire avec ce que Dieu m’a donné !

Si tu insistes pour qualifier mon comportement d’anti-musical, moi, même en mentant, je dois t’expliquer que c’est de la bossa nova et que c’est très naturel

C’est que tu ne sais pas, ni même n’intuites, c’est que ceux qui chantent faux ont aussi un cœur ; je t’ai photographiée avec mon Rolleiflex : ça a révélé ton énorme ingratitude

Mais tu ne pourras pas parler ainsi de mon amour : c’est le plus grand que tu puisses rencontrer ; toi avec ta musique tu as oublié l’essentiel : au fond de la poitrine des désaccordés, bien au fond de leur poitrine, bat tranquillement un cœur

(PS : en portugais, comme en anglais – out of tune -, le mot « desafinado » vaut aussi bien pour le chant que pour un instrument ; en français, on dira « chanter faux » et on parlera d’un piano « désaccordé »)

Vinicius et Tom

Eu sei que eu vou te amar (Je sais que je vais t’aimer)

Paroles : Vinicius de Moraes – Musique : Antonio Carlos Jobim

Écoutez ici la version vinyle qu’en a donnée Caetano Veloso

Je sais que je vais t’aimer, toute ma vie, je vais t’aimer ; à chaque séparation, je vais t’aimer ; désespérément je sais que je vais t’aimer et chacun de mes vers sera pour te dire que je sais que je vais t’aimer toute ma vie

Je sais que je vais pleurer, à chacune de tes absences, je vais pleurer ; mais chacun de tes retours va effacer tout ce que ton absence m’a causé

Je sais que je vais souffrir l’éternelle infortune de vivre, avec l’espoir de vivre toute ma vie à ton côté

Caetano, définitivement un héritier de la bossa nova

Samba de uma nota só (Samba d’une seule note)

Paroles : Newton Mendonça – Musique : Antonio Carlos Jobim

Écoutez ici une version qu’en a donnée Tom Jobim lui-même et bien accompagné

Voici cette petite samba faite avec une seule note ; les autres notes vont arriver mais la base, c’est juste une seule note ; l’autre est la conséquence de ce que je viens de dire, comme je suis l’inévitable conséquence de toi

Il y a tant de gens sur cette terre qui parlent beaucoup mais ne disent rien ou presque rien ; j’ai déjà utilisé toute la gamme et à la fin il ne restait rien ; ça n’a rien donné et je suis revenu à ma note comme je reviens vers toi

Je vais raconter comme je t’aime avec une seule note et celui qui veut toutes les notes : ré, mi, fa, sol, la, si, do reste toujours à la fin sans aucune ; continue avec une seule note !

Tom et Newton Mendonça

4 réflexions sur « Bossa Nova (encore et toujours) »

  1. Magnifique et remarquable ton article, cher Christian, sur cette indispensable Bossa Nova, qui nous fait chavirer et rêver dès que nous entendons les premières mesures… encore merci à tous ces grands musiciennes et musiciennes brésiliens.

    Et même quand on ne sait pas chanter comme moi on fredonne ces mélodies…

    Encore merci, bien affectueusement, Dom/

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  2. Merci Christian pour ton excellent billet sur la Bossa “matrice essentielle pour la musique” . Quand j’ai vu sur la vieille télé noir et blanc Vinicius et Toquinho en 1970, je suis tombé raide dingue de cette musique. Depuis, rares sont les jours où je ne l’écoute pas.
    La bossa résonne parfaitement, par on ne sait quelle alchimie, avez une zone du coeur particulière. Une émotion musicale forte et unique, cocktail réussi de classique, samba.
    Une pensée pour Joao Gliberto, mort en 2019 abandonné de quasiment tous sauf Bebel sa fille et Caetano. Entre autres, il n’avait pas honoré des contrats signés à tout de bras par une très jeune compagne. Génie caractériel, il s’était isolé du monde.

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