Samba da benção (Samba de la bénédiction)

Après « Aguas de março » de Tom Jobim, je vous propose un autre « monument » de l’époque de la bossa nova : « Samba da benção ». Paroles et (premier) interprète : Vinicius de Moraes ; musique de Baden Powell. Comme pour « Aguas de março », la forme est originale : une chanson longue, alternant parties chantées et parties parlées, quelques formules chocs, un thème (hommage à la samba et à ses créateurs) écrit à la première personne, avec du coup quelques digressions parfois étonnantes du « poetinha » (le petit poète, surnom donné à Vinicius)… En commun entre ces deux chansons, une mélodie particulièrement belle, simple et entêtante. La « samba da benção » a eu aussi un avatar français, bien plus qu’une version française ou une adaptation : une relecture proposée par Pierre Barouh, qui d’ailleurs la rebaptise en « Samba saravah ».

Baden Powell et Vinicius de Moraes

Pour mieux savoir ce dont je vous parle, je vous propose de commencer par écouter cette chanson dans sa version originale et d’en lire les paroles traduites en français par mes soins

Samba da benção (Samba de la bénédiction) – paroles : Vinicius de Moraes ; musique : Baden Powell – 1963

À écouter ici

(partie chantée)

Il vaut mieux être joyeux qu’être triste. La joie est la meilleure chose qui existe. C’est comme une lumière dans nos cœurs.

Mais pour faire une belle samba, il faut un petit peu de tristesse. Il faut un petit peu de tristesse, sinon on ne fait pas vraiment une samba.

(partie parlée)

Sinon c’est comme aimer une femme qui ne serait que belle. Et alors ? Une femme doit avoir quelque chose au-delà de la beauté, quelque chose de triste, quelque chose qui pleure, quelque chose qui sent bon la nostalgie.

Une faiblesse d’un amour blessé, une beauté qui vient de la tristesse de se savoir femme, juste faite pour aimer, pour souffrir pour son amour et pour n’être que pardon.

(partie chantée)

Faire une samba, ce n’est pas raconter une plaisanterie et celui qui fait une samba comme ça ne vaut pas grand-chose. Une bonne samba est une forme de prière. Parce que la samba est une tristesse qui swingue et la tristesse porte toujours en elle l’espoir de ne plus être triste un jour.

(partie parlée)

Comme tous ces gens qui vont et viennent par ici, jouant avec la vie. Attention, camarade ! La vie, c’est sérieux et ne te fais aucune illusion, non, il n’y a qu’une vie ! Deux vies, même si ce serait bon, personne ne peut me dire que ça existe, sans preuve bien prouvée, avec une attestation délivrée par le notaire du Ciel et signée en bas : Dieu, et avec signature certifiée !

La vie ce n’est pas une plaisanterie, non. La vie est l’art des rencontres, même s’il y a tant de rencontres ratées dans la vie. Il y a toujours une femme qui t’attend les yeux pleins de tendresse et les mains pleines de pardon. Mets un peu d’amour dans ta vie comme dans ta samba.

(partie chantée)

Mets un peu d’amour dans ton rythme et tu vas voir que personne au monde ne peut surpasser la beauté d’une samba, non. Parce que la samba est née là à Bahia et si aujourd’hui elle blanche dans sa poésie, elle est bien noire dans son cœur.

(partie parlée)

Moi, par exemple, le « capitão do mato » Vinicius de Moraes, poète et diplomate, le blanc le plus noir du Brésil en ligne directe de Xango, saravah !

Votre bénédiction, Senhora, la plus grande ialorixa de Bahia, terre de Caymmi et de João Gilberto

Ta bénédiction, Pixinguinha, toi qui as pleuré avec ta flute tous mes chagrins d’amour. Votre bénédiction, Sinhô, Cartola, Ismael Silva, Heitor dos Prazeres, Nelson Cavaquinho, Geraldo Pereira

Ta bénédiction, mon bon Cyro Monteiro, toi, le neveu de Nonô. Votre bénédiction, Noël [Rosa], Ary [Barroso]. Votre bénédiction, tous les grands sambistes du Brésil, blanc, noir, métis, beau comme la peau douce d’Oxum.

Ta bénédiction, maitre Antonio Carlos Jobim, partenaire et ami très cher qui a déjà voyagé tant de chansons avec moi et il y en a encore tant à voyager. Ta bénédiction, Carlinhos Lyra, partenaire cent pour cent, toi qui unis l’action au sentiment et à la pensée. Ta bénédiction, Baden Powell, ami nouveau, partenaire nouveau qui a écrit cette samba avec moi. Ta bénédiction, ami.

Ta bénédiction, maitre Moacyr Santos. Tu n’es pas seulement un, tu es plusieurs comme mon Brésil de tous les saints, y compris mon Saint Sébastien. Saravah ! Votre bénédiction, je vais partir, je vais devoir dire adieu….

(partie chantée)

Mets un peu d’amour dans ton rythme et tu vas voir que personne au monde ne peut surpasser la beauté d’une samba, non. Parce que la samba est née là à Bahia et si aujourd’hui elle blanche dans sa poésie, elle est bien noire dans son cœur.

Un enregistrement d’anthologie en Argentine avec Maria Bethania et Toquinho

Analyse de texte

Ce texte est riche et dense. Il y a beaucoup à en dire !

Machisme

Commençons tout de suite par le premier paragraphe parlé pour vite répondre à la légitime indignation de mes lectrices : « … la tristesse de se savoir femme, juste faite pour aimer, pour souffrir pour son amour et pour n’être que pardon ». Ouh là, là ! Propos de vieux machiste. Vinicius, né en 1913, a la culture et les préjugés sexistes de son époque et de ses origines sociales, tout intellectuel de gauche qu’il se voulait, un peu bobo avant l’heure. Il a toujours déclaré son amour inconditionnel pour les femmes : il s’est marié neuf fois ! Il leur a écrit de magnifiques poèmes et chansons d’amour, si romantiques. Mais attention : au Brésil, romantisme et machisme vont bien souvent de pair.

Je remarque que cette partie de la chanson n’a jamais été reprise dans des versions postérieures d’autres artistes ! Fort heureusement.

Vinicius avec Gessy, la bahianaise, l’une de ses femmes

Samba

Vinicius rend hommage à la samba. C’est mérité, c’est légitime. La samba est l’une des matrices musicales et culturelles essentielles de ce pays. Il cite ses pères fondateurs, ses grandes figures. Mais de fait, implicitement, il privilégie un genre de samba bien particulier alors qu’il en existe de nombreux autres et fort différents : la samba-canção (samba chanson), genre urbain dominant dans les années 40/50 en particulier grâce à la radio, un genre qui associe au rythme de la samba des mélodies et des textes romantiques et sentimentaux. Alors, oui, cette samba-là porte en elle de la tristesse, cette samba-là est « blanche dans sa poésie ». Mais elle reste aussi « noire dans son cœur » : elle s’est  largement métissée. Ce n’est pas le cas de bien d’autres genres ou styles dérivant de la samba qui restent eux profondément ancrés dans la culture afro-brésilienne du pays, y compris dans leur poésie. Il y a donc un peu d’appropriation culturelle consciente ou non de la part de Vinicius, qui se manifeste aussi dans son intégration de la bossa nova au monde de la samba : la poésie de la bossa-nova est bien blanche, est-ce que la bossa est noire dans son cœur ? Ça se discute !

Vinicius guitariste

Sambistes

Vinicius rend hommage aux grands sambistes et il a bien raison. Il les cite (presque) tous. Je pourrai écrire un article entier sur chacun d’entre eux et d’ailleurs je parlais souvent d’eux dans mon émission de radio : des vies incroyables, des personnalités étonnantes, des œuvres magnifiques… Vinicius cite aussi Cyro Monteiro, son chanteur de samba-canção préféré ! Pas le même niveau. Et puis toute sa bande de copains de la bossa nova en pleine gloire à l’époque : Tom Jobim, Baden Powell (le co-auteur de la chanson) et Carlos Lyra, qui vient de disparaitre. Et aussi l’excellent musicien et arrangeur Moacyr Santos à la carrière trop discrète car il s’est vite exilé aux USA. Bref, une sélection toute personnelle.

Vinicius et Baden

Expressions et formules

Vinicius n’est pas poète pour rien. Il a le sens du mot, parfois insolite, inattendu, de la formule imagée, forte, marquante. Il y en a plusieurs dans cette chanson. L’une a fait florès : « La vie est l’art des rencontres », reprise par le Pape François dans sa dernière encyclique ! Rien à ajouter, surtout qu’il précise « qu’il y a beaucoup de rencontres ratées (ou de divergences) dans la vie ». Oui, on a tous expérimenté !

Vinicius, o poetinha

Candomblé

Vinicius affiche la couleur de sa religion : il est fils de Xango, l’orixa du feu et de la justice ! Il rend hommage à sa Mère de saint, Senhora da Bahia. Il cite la douce Oxum, l’orixa des sources et des rivières. Il salue comme on le fait dans le candomblé : saravá !

Je crois qu’il fut l’un de tous premiers artistes et intellectuels blancs à se proclamer fils de saint et donc adepte du candomblé. Il contribua à une meilleure acceptation de cette religion afro-brésilienne, autrefois vue avec méfiance et mépris par la majorité catholique. À l’époque de cette chanson, il travaille avec Baden Powell sur leurs magnifiques afro-sambas, consacrées aux orixas, dont je vous ai déjà signalé le caractère tout à fait novateur et même révolutionnaire dans la musique brésilienne. Sur ce sujet, c’est un vrai pionnier.

Capitão do mato

Il se présente : Vinicius de Moraes, « o capitão do mato » ! Comment ça ? Au temps de l’esclavage, ces capitães do mato sont chargés par les propriétaires de ramener au bercail les esclaves fugitifs. D’extraction pauvre, souvent anciens esclaves eux-mêmes, ils ont une réputation exécrable, notamment d’extrême violence. De véritables garde-chiourmes. Pourquoi Vinicius se qualifie-t ’il lui-même de ce nom aussi péjoratif ? Provocation, humour noir, autodépréciation, malentendu ? C’est d’autant plus surprenant qu’il se proclame aussitôt « le blanc le plus noir du Brésil ». Aucune idée et je n’ai trouvé aucune explication nulle part. Ça fait sans doute partie du personnage ou alors ce fut juste un abus de whisky !

Autres versions

Je ne résiste pas au plaisir de vous proposer une autre version de cette chanson, la version « électro-bossa » qu’en a donnée Bebel Gilberto (la fille de João) en 2000. Originale, différente, très réussie.

À écouter ici

Avant de vous proposer de nous retrouver demain avec la « Samba saravah » de Pierre Barouh !

Une réflexion sur « Samba da benção (Samba de la bénédiction) »

Laisser un commentaire