Samba saravah

Histoire d’une chanson

En 1965, Pierre Barouh est un comédien débutant, au physique de jeune premier. Il a tourné le premier film de son ami Claude Lelouch, qui lui promet un grand et beau rôle dans le prochain mais lui confesse qu’il n’a pas encore de financement pour commencer à le tourner. Barouh préfère alors aller passer un moment au Brésil plutôt que d’attendre à Paris. Il est déjà un fana du Brésil et de sa musique. Il s’installe à Itaipu, petit village de pêcheurs à côté de Niteroi, de l’autre côté de la baie de Guanabara. La vie rêvée. Le week-end, il prend le bac pour Rio où il retrouve ses amis musiciens, dont Baden Powell : foot au Maracana, musiques dans les bars, nuits d’improvisation… La semaine, plage, repos, vie avec les pêcheurs mais aussi du travail : il écrit des chansons et tourne même dans un film franco-brésilien « Arrastão » (Les amants de la mer) d’Antoine d’Ormesson, dont Vinicius de Moraes a co-écrit le scénario. Pas forcément inoubliable !

Pierre Barouh et Baden Powell à Rio

Coup de fil de Lelouch : « J’ai l’argent. On commence à tourner. Reviens vite à Paris ». La veille de son retour, Pierre prend le temps d’enregistrer sa version française de la « Samba da bençao », accompagné à la guitare par son copain Baden, le propre compositeur de la musique. Sur son vieux magnéto Revox à bandes.

À Deauville, un soir de tournage, dans sa chambre d‘hôtel, Pierre Barouh fait écouter cet enregistrement à Anouk Aimée, l’actrice du film qui deviendra sa femme. Lelouch est présent, caméra sur l’épaule : il filme. Il est emballé par la chanson et décide tout de go de la mettre dans son film. Même sans rapport direct avec le scénario.

L’équipe du film rencontre une difficulté : elle ne trouve pas d’éditeur pour la musique du film, dont la fameuse chanson « Comme nos voix, chabada, bada… ». Pierre Barouh décide alors d’en prendre la responsabilité et crée sa propre maison de production et d’édition qu’il baptise… Saravah ! Ce coup du sort va devenir le coup de chance qui va faire sa fortune.

À la dernière minute, ce film, « Un homme et une femme », est présenté au Festival de Cannes 1966. Il y gagne la Palme d’Or. Par une coïncidence extraordinaire, cette année-là, Vinicius de Moraes est membre du jury. Il découvre sa chanson dans le film. Il est surpris, flatté, enchanté, mais pas content non plus car il n’est pas cité au générique, pas crédité. Il se plaint auprès de Lelouch qui corrige aussitôt son erreur. Le triomphe international du film va offrir une exceptionnelle exposition à la chanson de Barouh, cette « Samba da benção » rebaptisée en « Samba Saravah » pour sa version française.

Samba Saravah – Paroles : Pierre Barouh ; musique : Baden Powell – 1966

À écouter ici (avec les propres images du film, pour la saudade !)

(partie chantée)

Être heureux, c’est plus ou moins ce qu’on cherche
J’aime rire chanter, mais je n’empêche pas les gens qui sont bien, d’être joyeux
Pourtant s’il est une samba sans tristesse, c’est un vin qui ne donne pas l’ivresse
Un vin qui ne donne pas l’ivresse, non, ce n’est pas la samba que je veux

(partie parlée)
« Faire une samba sans tristesse, c’est aimer une femme qui ne serait que belle. » Ce sont les propres paroles de Vinicius de Moraes, poète et diplomate auteur de cette chanson, et comme il le dit lui-même, le blanc le plus noir du Brésil
Et moi qui suis peut-être le Français le plus brésilien de France, j’aimerais vous parler de mon amour de la samba, comme un amoureux qui n’osant pas parler à celle qu’il aime, en parlerait à tous ceux qu’il rencontre

(partie chantée)
J’en connais que la chanson incommode, d’autres pour qui ce n’est rien qu’une mode, d’autres qui en profitent sans l’aimer
Moi je l’aime et j’ai parcouru le monde en cherchant ses racines vagabondes
Aujourd’hui, pour trouver les plus profondes,  c’est la samba-chanson qu’il faut chanter

(partie parlée)
João Gilberto, Carlos Lyra, Dorival Caymmi, Antonio Carlos Jobim, Vinicius de Moraes, Baden Powell qui a fait la musique de cette chanson et de tant d’autres, vous avez mon salut
Ce soir je voudrais boire jusqu’à l’ivresse pour mieux délirer sur tous ceux que grâce à vous j’ai découverts et qui ont fait de la samba ce qu’elle est, saravah !
Pixinginha, Noel Rosa, Dolores Duran, Cyro Monteiro et tant d’autres
Et tous ceux qui viennent, Edu Lobo, et mes amis qui sont avec moi ce soir, Baden bien sûr, Ico, Oswaldo, Luigi, Oscar, Nicolino, Milton. Saravah !
Tous ceux-là qui font qu’il est un mot que plus jamais je ne pourrai prononcer sans frissonner, un mot qui secoue tout un peuple en le faisant chanter, les mains levées au ciel : samba !

(partie chantée)
On m’a dit qu’elle venait de Bahia, qu’elle doit son rythme et sa poésie à des siècles de danse et de douleurs
Mais quel que soit le sentiment qu’elle exprime, elle est blanche de formes et de rimes
Blanche de formes et de rimes, mais elle est nègre, bien nègre dans son cœur

Baden et Pierre enregistrant la chanson

Fausse VF

Je suis extrêmement admiratif du travail réalisé par Pierre Barouh sur cette chanson. Ce n’est évidemment pas une version française de l’œuvre de Vinicius, ni même une adaptation. Non, c’est une vraie relecture, une recréation. Ce n’est pas l’hommage de Vinicius à la samba traduit en VF mais bien l’hommage de Pierre Barouh, petit français amoureux du Brésil, à la grande samba, avec sa vision, ses connaissances, sa sensibilité, ses propres mots. Sans oublier de saluer son maître Vinicius !

Outre évidemment la musique de Baden, il conserve l’esprit de la chanson et sa construction. Mais il fait plus court et supprime subtilement, non seulement les grandes digressions de Vinicius, mais aussi des considérations sans doute trop spécifiquement brésiliennes à ses yeux. Il s’adresse au public français. Il supprime ainsi toutes les références au candomblé…. sauf un mot essentiel : saravah ! Il nuance aussi les considérations de Vinicius sur l’origine de la samba, en n’oubliant pas de rappeler « qu’elle doit son rythme et sa poésie à des siècles de danse et de douleurs ».

D’une chanson à une maison de disques

Préférences

S’il ne cite pas tous les grands sambistes auxquels Vinicius rend hommage – sans doute parce qu’ils sont largement inconnus en France – ,  il en rajoute deux sur sa liste, tout aussi personnelle que celle de Vinicius : Edu Lobo, tout jeune à l’époque, plus bossa que samba et qu’il vient de rencontrer à Rio et surtout Dolores Duran, chanteuse et compositrice, disparue prématurément en 1959, une très grande interprète de la samba-canção et à qui Barouh voue une admiration particulière (il adapte en français son grand succès « La nuit de mon amour »). Enfin une femme dans la liste !

Formules

Question expressions et formules, Barouh n’a rien à envier à Vinicius entre « le vin qui ne donne pas l’ivresse » ou « l’amoureux, qui n’osant pas parler à celle qu’il aime, en parle à tous ceux qu’il rencontre » ou encore « le Français le plus brésilien de France » en écho au « blanc le plus noir du Brésil » de Vinicius. Bien trouvé !

Marqueur

Cette chanson devient vite un marqueur essentiel des relations culturelles entre la France et le Brésil, comme pour le film Orfeu Negro quelques années plus tôt. Dans les années 70/80, elle est pour de nombreux jeunes français (et françaises !) une porte d’entrée musicale vers le Brésil. Elle fait rêver, elle fait voyager. L’effet se poursuit dans le temps : elle est souvent reprise et reste une référence, 60 ans plus tard. Elle passe d’ailleurs toujours régulièrement sur les ondes de FIP.

Anouk Aimée et Pierre Barouh, un beau couple

Sur ces mêmes thèmes, vous pouvez retrouver des articles plus anciens de ce Blog  : Samba (mai 2016), Bossa Nova (décembre 2016 repris en août 2023), Pierre Barouh (avril 2017), Vinicius de Moraes (novembre 2020) et Ossain/Ossanha (avril 2021, à propos des afro-sambas).

Une réflexion sur « Samba saravah »

  1. Merci Christian de nous apporter un bel éclairage sur ce film. J’aime bien le passage : il n’était pas content du tout de ne pas avoir son nom au générique. De nos jours, cela aurait sans doute fini en procès!
    A bientôt, Marc

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