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João Gilberto à Juan-les-Pins

Mémoires de radio (épisode 4)

Dans mon précédent article, j’évoque ma rencontre avec João Gilberto lors du festival brésilien d’Antibes – Juan-les-Pins en 1985. Pas question de l’interviewer mais, dans la foulée, j’écris un texte racontant ce grand moment pour moi, que je lis à la radio, dans mon émission Macunaïma. Le voici en intégral (texte déjà publié dans ce Blog en juillet 2015)

Musique dans le somptueux cadre de la pinède de Juan-les-Pins

Une journée avec João Gilberto (Festival brésilien d’Antibes – Juan-les-Pins – juillet 1985)

Cette journée est celle du dimanche 14 juillet mais en fait toute cette histoire a commencé la veille. On apprend qu’à Rome, João Gilberto s’est désisté à la dernière minute pour son concert, laissant plantés des milliers d’italiens furieux et déçus. Incident diplomatique. Le Maître se sentait enrhumé et grippé et n’avait pas envie de chanter dans ces conditions.

Panique à Antibes. Viendra, viendra pas…. Suspense ! Par chance, c’est mon amie Florence qui a la lourde responsabilité d’entamer les pourparlers téléphoniques avec le Maître pour le convaincre de venir. Son charme irrésistible, son portugais parfait et la sensualité de sa voix le font craquer : « D’accord, j’arrive demain midi à l’aéroport de Nice ». Premier ouf de soulagement ! Florence m’invite à participer pour ma modeste part à l’écrasante responsabilité de la deuxième étape : réussir à faire monter João Gilberto sur la scène d’Antibes le dimanche 14 juillet 1985 et après, advienne que pourra ! Chiche, on va y arriver !

Nous voilà à pied d’œuvre le lendemain midi dans un aéroport de Nice noir de monde. Je les vois arriver de loin : quatre types à la mine plutôt triste, hirsutes, un peu gris, du genre pas très recommandable ; ils ont l’air de quatre nordestins débarquant à São Paulo, pas des paysans, plutôt le genre commerçants un peu trafiquants ou tenanciers de bar dans un bled paumé de l’intérieur : vous voyez le genre ! Je reconnais quand même João à sa guitare et à ses petites lunettes d’instituteur.

Le Maître a l’air un peu bizarre, un peu perdu. Après s’être précipité vers la sortie, il s’est effondré dans un fauteuil, en attendant les bagages, la mine sombre et renfermée, se plaignant de sa grippe. Il ne paie vraiment pas de mine, le pape de la bossa nova : pas rasé, une vieille veste élimée, un pantalon de toile tout froissé et une vieille paire de tennis. On profite de l’attente pour faire connaissance avec les trois compères : son imprésario, son avocat et son neveu ! Quelle équipe ! Nous accompagnons le Maître à ma voiture, un peu nerveux, attentifs à sa moindre réaction, ne sachant pas trop comment l’aborder, avec la bizarre impression d’avoir la charge d’un paquet fragile qui pourrait se casser ou exploser pour un oui ou un non.

Le premier album (1959), référence de la bossa nova

En route vers Antibes…. Florence se décide à briser le silence respectueux mais un peu pesant qui s’est installé. Le Maître nous confie ses soucis de santé et nous raconte ses déboires romains. Peu à peu, au-delà des banalités, il se déride. De sa voix bien douce et tranquille, il commence à nous évoquer les souvenirs de son séjour parisien – presqu’un an en 1973, je crois – à l’hôtel Montaigne et une fréquentation assidue du Pied de Cochon et des bars de Pigalle.  Il daigne même s’intéresser à nos petites personnes, s’étonnant du bon portugais que nous parlons, Florence et moi. On lui raconte nos vies et le climat devient franchement amical. Il nous dit avoir suivi avec assiduité le festival de rock de Rio à la télévision. Il a bien aimé James Taylor et trouvé que les artistes brésiliens étaient vraiment à la hauteur. Admirant ma façon de faire les créneaux, il nous confie que ses deux sports préférés sont la conduite automobile et le ping-pong !

Le disque blanc (1973), mon préféré

Hôtel. Le Maître se précipite – quelle phobie des lieux publics ! –  dans sa chambre obligatoirement située au dernier étage. Après être resté quelques minutes sur la terrasse ensoleillée, qui révèle tout le paysage splendide de la Côte d’Azur, le Maître exprime le désir de rentrer à l’intérieur, de fermer les rideaux, puis les volets. Lumière électrique : l’impression d’être plongés d’un coup dans une atmosphère morbide, dans un caveau. Mais le Maitre sourit, respire, se sent mieux dans cette obscurité.

Il commence alors, sans en avoir l’air, la liste de ses demandes. Je ne dirai pas « ses exigences ou ses caprices de star » tellement tout ceci est demandé gentiment, simplement et toujours avec une bonne raison.

  • Six coca-colas et deux Perrier, mais surtout tièdes, ni froids, ni frais ; pensez un peu à la gorge et à la voix du Maître
  • Un durcisseur d’ongles : le Maître s’est abimé un ongle et ne peut pas jouer de la guitare
  • Un steak avec des haricots verts ; à 3 heures de l’après-midi, pas faciles à dénicher mais une fois servi, il n’y touchera pratiquement pas
  • Une coupe de cheveux, coquetterie étonnante !
  • Un rasoir électrique, de préférence un Philips 3 têtes ; il a oublié le sien à Rome ou à Rio….
  • Le lavage immédiat de ses affaires. Sa valise ressemble à celle d’un représentant de commerce après 2 mois de tournée : pas une chemise ou un pantalon en état pour le show du soir ! Quant au pyjama, c’est une boule trempée : il a pris sa douche avec, par distraction, le matin.

Nous partons régler tous ces problèmes, pendant que le Maître se repose. Vous nous imaginez, moi avec Gilza, à la recherche d’un durcisseur d’ongles dans les pharmacies du coin, un dimanche d’été !

João à l’époque de Juan-les-Pins

Non, le Maître ne s’est pas reposé : le lit est trop mou. On amène immédiatement une planche. Le personnel de l’hôtel est d’une gentillesse bien peu habituelle en France : ils m’expliquent qu’avec toutes ces vedettes qui passent à Antibes, ils en ont déjà vu de toutes les couleurs ; alors ce vieil excentrique en plus ! Etape suivante : séance coiffure improvisée par Florence.

 Mais l’heure tourne, l’heure de la répétition approche. Nous bousculons le Maître et l’emmenons à la Pinède. Là, catastrophe. Les techniciens du son, fatigués d’un après-midi de répétition et appliquant les horaires syndicaux, sont partis diner ! Tête effarée du Maître, ne comprenant pas. Ce n’est pas possible. Lui, maniaque de la qualité du son, ne va même pas répéter. Impensable ! Avec Florence, on se remémore les quelques incidents fameux qui ont émaillé la carrière de João. Un scandale lors de l’enregistrement public d’un show pour la TV brésilienne car la climatisation faisait du bruit : on a dû la couper…. en plein été ! Ou un autre, l’année dernière à Lisbonne où João a quitté la scène après trois chansons, jugeant la sono par trop pourrie ! On commence à s’angoisser. Le Maître daignera t’il jouer ce soir sans avoir répété ?

Retour à l’hôtel. Le Maître est abattu et catastrophé. Il n’a jamais vu ça. On lui explique que les techniciens d’Antibes sont des types formidables et des techniciens hors pair qui ont déjà sonorisé des musiciens de jazz encore plus exigeants que lui. Rien n’y fait, il n’y croit pas : « Tu comprends, quand je joue cet accord-là, est ce qu’ils vont saisir toutes les harmoniques ? et puis, je veux un équilibre guitare/voix parfait, comme JE le veux et puis, ils ne doivent pas savoir que je joue et chante doucement et qu’il ne faut pas que l’amplification crée de la distorsion…. ». Du coup, João prend sa guitare et nous improvise sa répétition. Moment de magie : ce son, ce timbre unique, cette diction inimitable, rien que pour nous, dans cette chambre d’hôtel.

On discute du répertoire du soir. Je lui dis qu’il ne peut échapper à jouer ses grands classiques mais du coup, il nous chante des chansons que je ne connais pas – des vieilles sambas, dit-il- et s’amuse de ma surprise. Pause-café. Il prend le sucre en morceaux à la cuillère : « Tu comprends, si je le prends avec les doigts, je vais en glisser dans les cordes de la guitare et en jouant elles vont s’abimer et se casser » – « mais tu les changes souvent tes cordes ? » – « Seulement quand elles cassent – après tout, je suis brésilien ! » répond-il, en rigolant. La répétition privée continue. Tiens, un vieux thème de Dorival Caymmi « na Bahia tem um jeito ». Interruption. « Dis, au fait, c’est à quelle heure, comment vous dites ça en français, ah ! oui, la guillotine ! ».  C’est l’heure du show qu’il veut savoir. João s’angoisse ; nous le rassurons du mieux possible.

Il est près de 9 heures. J’ai envie d’aller écouter Paulo Moura. Le Maître, lui, souhaite méditer avant le spectacle. J’avais remarqué de nombreux livres de méditation et de mystique indiennes dans sa chambre. « Alors, João, à tout à l’heure sur scène » ; « Tá certo, à tout à l’heure, tchau… ». Là j’en suis sûr, João Gilberto va chanter pour la première fois sur une scène française.

Et oui, il a chanté. Après une dernière phobie – la loge sentait la peinture fraîche – et un isolement complet dans les coulisses, il monte sur scène à près de minuit. Il se plaint à peine de la sono ; juste un peu de grave par ci, par là et commence un grand moment de musique brésilienne avec « Samba da minha terra ».

Comment parler de ce concert ? La voix, la guitare, le son, les chansons, c’était ce que tout le monde connaissait déjà par cœur, par les disques ; sur scène, rien de très particulier. Le Maître est là, assis sur son tabouret, seul avec sa guitare. Mais voilà, il y a la magie en plus, c’est tout, c’est inexplicable, « C’est la toile hypnotique du maître de la bossa nova », comme l’écrit Rémy KK, qui a qualifié ce concert de « deux heures de sublimes confidences, des derniers chuchotements avant le silence, des chuchotis à l’équilibre en trompe l’œil, une musique minimale pour frissons maximaux ». Quoi rajouter ! João a joué ses classiques ; il se sentait visiblement bien, comme chez lui. Les rescapés de cette longue nuit s’étaient rapprochés en silence de la scène, accentuant l’aspect intime des confidences du Maître. Et il a offert quatre rappels, dix chansons en prime ! Un évènement historique ! Parmi ces chansons, les inédits de la répétition de l’après-midi. Gilberto Gil lui-même, spectateur discret mais passionné, me confesse le lendemain, qu’il ne les connaissait pas non plus ! Dernière pirouette ; João termine sur « Estate », une chanson en italien !

Je revois le Maître João Gilberto le surlendemain. La veille – après le concert – il est resté enfermé toute la journée dans sa chambre d’hôtel, toujours volets clos. Ce jour-là, je crois qu’il a poussé à bout la patience et les nerfs du personnel de l’hôtel, qui a failli craquer.

Je le retrouve pour le ramener à l’aéroport de Nice, direction Montreux. Je retrouve un João souriant, détendu. On discute du concert : il en est ravi, enchanté… Je le sens presque soulagé d’avoir passé cette effroyable épreuve : chanter sur scène ! On parle de Gilberto Gil ; João en parle avec beaucoup de respect et d’admiration.

Passe une ambulance ou une voiture de pompiers. João part dans un grand discours sur « les timbres comparés des avertisseurs à travers le monde » : ambulance niçoise face à pompiers new yorkais et police brésilienne. Passe une DS Citroën. João commence un discours élogieux sur les voitures françaises ; visiblement, il s’y connait et nous voilà à discuter bagnoles, tous les deux !

Nice, l’aéroport, en retard. Le Maître insiste pour être surclassé en 1ère classe. Je ne m’attarde pas : un abraço final avec João, qui nous dit avoir apprécié notre aide et notre présence discrète et qui me dit, en guise d’au revoir : « Bon, quand tu passes à Rio, tu me fais signe et on ira se balader ensemble ». Je pars en rigolant intérieurement. On m’a dit qu’à Rio, João restait enfermé chez lui, ne voyait personne, sauf sa fille Bebel, communiquait uniquement par téléphone avec ses amis…. et ne sortait de chez lui que pour se balader dans Ipanema ou Leblon seul au petit matin. « D’accord, João, pour une balade avec toi et nous irons voir le soleil se lever à l’Arpoador ! »

Voilà ces quelques moments privilégiés que j’ai pu passer avec João Gilberto, privilégiés car il n’a rencontré que bien peu de monde durant ces trois jours passés à Antibes. Pas une seule fois je n’ai fait allusion au fait d’être animateur d’une émission de radio sur le Brésil. Je craignais une réaction négative et puis à quoi cela aurait-il servi ? Ça doit faire 10 ou 15 ans que le Maître n’a pas donné d’interview. Aucune raison qu’il m’en accorde une. Désolé pour vous, dommage pour moi !

À la place, je vous offre ce récit.

Christian Pouillaude – émission Macunaïma – Radio Latina – 22 septembre 1985

Wilson Batista, sambiste

En prime, l’enregistrement ao vivo par Joao Gilberto de l’une des vieilles sambas dont je parle dans mon texte, réalisé lors du festival de Montreux, quelques jours après celui de Juan les Pins. Il s’agit de « Preconceito » (Préjugé) du sambiste Wilson Batista. Elle date de 1941 et évoque le préjugé racial, si présent au Brésil : « Ma samba va lui dire que le cœur n’a pas de couleur ».

Écoutez ici

Águas de março (Les eaux de mars)

C’est l’une des chansons brésiliennes les plus connues au monde : il faut dire aussi que c’est l’une des plus belles !

Jobim

En mars 1972, à 45 ans, Antônio Carlos Brasileiro de Almeida Jobim, dit A.C. Jobim ou encore Tom Jobim, se sent déprimé et boit trop. Le succès de la bossa nova au Brésil est vite passé et il se demande ce qu’il va devenir. Il se réfugie dans sa maison de campagne, dans un coin perdu de la montagne carioca. Un jour, l’inspiration lui vient à travers un accord de guitare et de longues promenades dans la nature : il compose et écrit « Águas de março ». Il l’enregistre sur un disque compact, vendu par une revue dans les kiosques de journaux.

Énorme succès : la chanson est aussitôt reprise par Elis Regina puis rapidement par de nombreux artistes célèbres, dans le monde entier. Elle devient un standard, un classique, une référence.

La chanson

On ne soulignera jamais assez la totale originalité de cette chanson, qui n’est pas à proprement parler une bossa nova classique. Cette créativité n’est pas si étonnante côté musique. Jobim est avant tout un compositeur et un musicien (surtout pianiste), éclectique et de grand talent. Il compose ici une mélodie très rythmée, répétitive, entêtante, facile à se rappeler et à fredonner.

La surprise vient du texte. D’abord Jobim en écrit fort peu : pour cela, il compte sur son compère poète Vinicius de Moraes. Ensuite la forme de ce texte est bien inhabituelle pour une chanson : une longue suite de mots, qui sont autant d’images – presqu’une centaine ! – évoquant en vrac la vie et surtout la nature, pas de morale, ni de message sauf celui d’une « promesse de vie ». Mais la forme aussi est originale : pas vraiment de refrain, une anaphore avec un « É » (C’est) répété quasi systématiquement et de nombreuses allitérations et assonances (répétitions de consonnes et de voyelles). Une grande sophistication derrière une apparente simplicité. Qui rappelle certaines poésies de Carlos Drummond de Andrade.

En balade avec Vinicius de Moraes

Georges Moustaki

Jobim traduit immédiatement sa chanson en anglais, ou plus exactement il l’adapte, en supprimant ses références trop spécifiquement brésiliennes. Il tient à le faire lui-même car il n’apprécie guère certaines traductions en anglais de paroles de bossa nova, écrites par des paroliers nord-américains qui en gâchent l’esprit et le charme.

Pour le français, c’est Georges Moustaki qui s’y attaque dès 1973. Pour les Brésiliens, il est totalement légitime : ses chansons, sa relation avec Piaf, son amour de la musique brésilienne, sa connaissance du portugais… Il travaille en échange et en complicité avec Jobim. Comme celui-ci l’a fait pour l’anglais, il s’éloigne d’une traduction littérale : il cherche à garder l’esprit et la poésie de la chanson plus que la lettre. Quitte à introduire de nouveaux mots et de nouvelles images. Du bel ouvrage !

Georges Moustaki

Titre

Les eaux de mars, ce sont les pluies de mars qui, comme le dit la chanson, marquent la fin de l’été et sont donc, peut-être, une promesse de vie ! C’est l’équivalent de nos orages de la fin du mois d’août, surtout dans le sud de la France.

Paroles

Je vous en propose ici une triple lecture : en gras, le texte original en portugais, en normal, sa traduction littérale et en italique, la version française de Georges Moustaki.

É pau, é pedra, é o fim do caminho

C’est un bâton, c’est une pierre, c’est le bout du chemin

Un pas, une pierre, un chemin qui chemine

É um resto do toco, é um pouco sozinho

C’est un reste de souche, c’est un peu solitaire

Un reste de racine, c’est un peu solitaire

É um caco de vidro, é a vida, é o sol

C’est un éclat de verre, c’est la vie, c’est le soleil

C’est un éclat de verre, c’est la vie, le soleil

É a noite, é a morte, é um laço, é o anzol

C’est la nuit, c’est la mort, c’est un piège, c’est l’hameçon

C’est la mort, le sommeil, c’est un piège entr’ouvert

É peroba do campo, é o nó da madeira

C’est un peroba¹ des champs, c’est le nœud dans le bois

Un arbre millénaire, un nœud dans le bois

Caingá, candeia, é o Matita Pereira

Cainga¹, candeia¹, c’est le Matita Pereira²

C’est un chien qui aboie, c’est un oiseau dans l’air

É madeira do vento, tombo da ribanceira

C’est le bois du vent, une chute de la rive

C’est un tronc qui pourrit, c’est la neige qui fond

É o misterio profundo, é o queira ou não queira

C’est le mystère profond, c’est tu veux ou tu veux pas

Le mystère profond, la promesse de vie

É o vento ventando, é o fim da ladeira

C’est le vent qui souffle, c’est le bout de la pente

C’est le souffle du vent, au sommet des collines

É a viga, é o vão, festa da cumeeira

C’est la poutre, c’est le vide, la fête du toit de la maison

C’est une vieille ruine, le vide et le néant

É a chuva chovendo, é conversa ribeira

C’est la pluie battante, c’est conversa ribeira³

C’est la pie qui jacasse, c’est l’averse qui verse

Das águas de março, é o fim da canseira

Des eaux de mars, c’est la fin de la fatigue

des torrents d’alégresse, ce sont les eaux de mars

É o pé, é o chão, é a marcha estradeira

C´est le pied, c’est le sol, c’est la marche du promeneur

C’est le pied qui avance, à pas sûr, à pas lent

Passarinho na mão, pedra de atiradeira

Un oiseau dans la main, une pierre de catapulte

C’est la main qui se tend, c’est la pierre qu’on lance

É uma ave no céu, é uma ave no chão

Un oiseau dans le ciel, un oiseau sur le sol

C’est un trou dans la terre, un chemin qui chemine

É um regato, é uma fonte, é um pedaço de pão

C’est un ruisseau, c’est une source, c’est une tranche de pain

Un reste de racine, c’est un peu solitaire

É o fundo do poço, é o fim do caminho

C’est le fond du puits, c’est la fin du chemin

C’est un oiseau dans l’air, un oiseau qui se pose

No rosto o desgosto, é um pouco sozinho

Sur le visage le dégoût, c’est un peu solitaire

Le jardin qu’on arrose, une source d’eau claire

É um estrepe, é um prego, é uma conta, é um conto

C’est une écharde, c’est un clou, c’est un compte, c’est un conte

Une écharde, un clou, c’est un peu rien du tout

É uma ponta, é um ponto, é um pingo pingando

C’est un pieu, c’est un point, une goutte qui s’égoutte

C’est la fièvre qui monte, c’est un conte à bon compte

É um peixe, é um gesto, é uma prata brilhando

C’est un poisson, c’est un geste, c’est de l’argent brillant

Un poisson, un geste, c’est comme du vif argent

É a luz da manhã, é o tijolo chegando

C’est la lumière matinale, c’est la brique qui vient

C’est tout ce qu’on attend, c’est tout ce qui nous reste

É a lenha, é o dia, é o fim da picada

C’est la bûche, c’est le jour, c’est la fin du monde

C’est du bois, c’est un jour, le bout du quai

É a garrafa de cana, o estilhaço na estrada

C’est la bouteille de cachaça, un éclat d’obus sur la route

Un alcool trafiqué, le chemin le plus court

É o projeto da casa, é o corpo na cama

C’est le plan de la maison, c’est le corps dans le lit

C’est le cri d’un hibou, un corps ensommeillé

E o carro enguiçado, é a lama, é a lama

C’est la voiture en panne, c’est la boue, c’est la boue

La voiture rouillée, c’est la boue, c’est la boue

É um passo, é uma ponte, é um sapo, é uma rã

C’est un pas, c’est un pont, c’est un crapaud, c’est une grenouille

Un pas, un pont, un crapaud qui croasse

É um resto de mato na luz da manhâ

C’est un reste de verdure à la lumière matinale

C’est un chaland qui passe, c’est un bel horizon

São as águas de março fechando o verão

Ce sont les pluies de mars clôturant l’été

C’est la saison des pluies, c’est la fonte des glaces

É a promessa de vida no teu coração

C’est la promesse de vie dans ton cœur

Ce sont les eaux de mars, la promesse de vie

É uma cobra, é um pau, é João, é José

C’est un serpent, c’est un bâton, c’est Jean, c’est Joseph

Une pierre, un bâton, c’est Joseph et c’est Jacques

É um espinho na mão, é um corte no pé

C’est une épine dans la main, c’est une coupure au pied

Un serpent qui attaque, une entaille au talon

É um passo, é uma ponte, é um sapo, é uma rã

C’est un pas, c’est un pont, c’est un crapaud, c’est une grenouille

C’est l’hiver qui s’efface, la fin d’une saison

É um belo horizonte, é uma febre terçã

C’est un bel horizon, c’est une fièvre maligne

C’est la neige qui fond

São as águas de março fechando o verão

Ce sont les pluies de mars qui clôturent l’été

Ce sont les eaux de mars, la promesse de vie, le mystère profond

É a promessa de vida no teu coração

C’est la promesse de vie dans ton cœur

Ce sont les eaux de mars, dans ton cœur tout au fond

¹ noms d’arbres brésiliens

² nom d’un oiseau

³ nom d’un groupe musical traditionnel

L’écoute

Pour l’écoute, je vous propose aussi trois versions différentes :

La meilleure version en portugais, celle de Jobim en duo et en pleine complicité avec Elis Regina, enregistrée en 1974 à Los Angeles (écoutez ici)

La version française de Georges Moustaki en public (écoutez ici)

La version en anglais chantée par Art Garfunkel (écoutez ici)

Orfeu Negro (Orphée Noir)

Je viens de revoir Orfeu Negro (un film de Marcel Camus, datant de 1959). Je me rends compte que ce film m’a accompagné durant toute ma vie, de loin en loin mais avec une belle constance. Je l’ai d’abord vu encore jeune, en famille, je crois. J’avais été très impressionné par la Mort poursuivant Eurydice en plein Carnaval jusqu’à son électrocution dans le dépôt de tramways. La scène d’umbanda m’avait aussi beaucoup marqué. Je l’ai revu ensuite vers 1976/77 au cinéma Kinopanorama à la Motte-Piquet, gonflé en 70 mm. Le grand écran magnifiait les superbes vues de Rio et les scènes de Carnaval. Je l’ai vu encore une fois à la télévision en France avec Gilza. Donc en fin de compte, 4 fois en 50 ans ! Mais à chaque fois, j’ai vu un film différent en fonction de ma familiarité croissante avec le Brésil.

La musique du film m’a aussi accompagné. Un cousin m’avait légué ses 45 tours des années 60. Parmi eux, un peu incongru au milieu du yé-yé, celui d’Orfeu Negro avec ses deux bossas novas : « Manhã de Carnaval » (devenu un tube universel en anglais, rebaptisé en « A day in the life of a fool » ou en « Carnival ») et « A Felicidade » d’A.C. Jobim et Vinicius de Moraes. Bien plus tard, à mon époque de radio, je m’étais mis en chasse de la Bande Originale du film en 33 tours, introuvable en France. J’ai fini par trouver un pressage nord-américain. Étonnement cet album ne mentionnait ni le nom des musiciens, ni même le nom des chanteurs.

Par les hasards de la vie et au restaurant brésilien Chez Guy, j’ai rencontré Lourdes de Oliveira, la femme de Marcel Camus et l’une des principales actrices du film. Elle a beaucoup hésité avant d’accepter de me donner une interview. Je ne me souviens plus vraiment du contenu mais c’était un témoignage émouvant, car cela faisait plus de 25 ans qu’elle n’avait évoqué ses souvenirs de tournage. Je n’ai pas retrouvé l’enregistrement dans mes archives : bien dommage……

Lourdes de Oliveira, Mira dans le film

Plus récemment, j’ai lu avec une grande curiosité les pages remarquablement documentées du livre d’Anaïs Fléchet « Si tu vas à Rio… » consacrées au « phénomène Orfeu Negro ». Elle insiste avec justesse sur le rôle fondamental qu’a eu ce film dans les relations culturelles franco-brésiliennes. Elle évoque aussi les nombreux débats qu’il y a toujours eu autour de ce film. J’y reviendrai.

Il faut certainement qu’à ce stade je fournisse quelques informations de base à ceux d’entre vous qui ne seraient pas familiers avec ce film. « Orfeu Negro » est un film réalisé par un metteur en scène français Marcel Camus (rien à voir avec Albert) et produit par un producteur français Sacha Gordine mais entièrement tourné en portugais au Brésil, à Rio de Janeiro, en 1958. C’est l’adaptation à l’écran d’une pièce de théâtre du célébrissime poète Vinicius de Moraes (Orfeu da Conceição), dont le sujet est la transcription du mythe d’Orphée et Eurydice dans une favela carioca au moment du Carnaval. Tous les acteurs du film sont noirs, presque tous amateurs ou débutants. La musique comprend plein de musiques de Carnaval mais aussi des bossas novas (écrites par Tom Jobim et Luiz Bonfa), la bossa nova étant à cette époque au tout, tout début de son histoire. Ce film gagne la Palme d’Or du Festival de Cannes en 1959 (devant les « 400 coups » de F. Truffaut) puis l’Oscar du Meilleur Film étranger et le Golden Global Award en 1960. C’est un grand succès de billetterie dans le monde entier. Pas mal, non.

Au Brésil, ce succès crée paradoxalement une frustration. Le film connait le succès international comme « film français » et les participants brésiliens (acteurs, musiciens, techniciens et même Vinicius de Moraes, qui a contribué au scénario) s’en sont sentis dessaisis et exclus de sa gloire. Alors même qu’il offre au Brésil une exceptionnelle exposition au monde entier.

Car il est clair que l’impact du film a été beaucoup plus fort à l’extérieur qu’au Brésil, où il y eut des réactions « contrastées » aux deux bouts de l’échiquier brésilien. Les autorités ont très moyennement apprécié que le film montre le Brésil à travers des « noirs dans la favela », en pleine époque de Juscelino Kubitschek et du nouveau Brésil moderne de Brasilia. Les intellectuels – notamment les cinéastes du Cinema Novo – font preuve d’un nationalisme sourcilleux et réducteur : un cinéaste « gringo » filmant le Brésil ne peut qu’être ignorant de la réalité et coupable d’exotisme ! L’un des plus remontés d’entre eux, Carlos Diegues, tournera même une « vraie » version brésilienne d’Orfeu da Conceição en 1999, pas très réussie et qui passera largement inaperçue.

En partie tourné sur le morro da Babilonia, dominant le centre de Rio

En fait, avec le recul du temps, on se rend compte que ce film était innovateur et audacieux, dans la ligne de la pièce de théâtre de Vinicius : partir d’un mythe grec, situer l’action dans une favela, monter des scènes de la vie quotidienne populaire, tourner exclusivement avec des acteurs noirs, choisir des acteurs non professionnels, filmer une scène d’umbanda, introduire une toute nouvelle musique (bossa nova), valoriser des musiques populaires (sambas de carnaval, musique de culte afro-brésilien)…… Aucun film brésilien de l’époque ne l’avait proposé. Aujourd’hui ce film est un témoignage unique sur le Rio de 1958, même si c’est un film de fiction qui a pu prendre certaines libertés avec la réalité. Il intéresse au plus haut point les historiens de la musique et du Carnaval. Il reste, aussi et pour toujours, le film qui a contribué à faire connaitre la bossa nova en Europe et aux Etats Unis. En réécoutant la BO, je me suis pourtant rendu compte qu’il n’y a en fait que deux vraies bossas mais ça a suffi !

Ce film fourmille d’anecdotes étonnantes : l’acteur qui joue Orphée est l’avant-centre de l’équipe de football du FC. Fluminense, l’actrice qui joue Eurydice est en fait une danseuse nord-américaine et l’acteur qui joue la Mort est le célèbre Adhemar Ferreira da Silva, double champion olympique du triple saut et dont on ne voit même pas le visage, caché par un masque !

On voit même, au détour d’une scène, le sambiste Cartola qui contribue activement à la partie « Écoles de Samba » du film. À l’époque il était bien peu connu et ne deviendra une référence majeure de la samba que bien plus tard. Autre étonnement : les interprètes des chansons ne sont pas du tout des chanteurs de bossa nova mais deux chanteurs extrêmement connus à l’époque (Agostinho dos Santos et la grande Elizeth Cardoso), au style et à la voix de la génération antérieure.

Toujours à propos de la musique, le film alimente une ambiguïté coupable. Il présente la bossa nova comme une musique des favelas, à travers le personnage d’Orphée, musicien, comme la légende l’a immortalisé. Contre-sens total, conscient ou non : la bossa nova a toujours été la musique de l’élite intellectuelle blanche des beaux quartiers de Rio (même si elle s’est inspirée de la samba populaire). Je soupçonne une manipulation de Marcel Camus : la petite histoire (pas officielle) raconte que c’est João Gilberto qui avait initialement enregistré la chanson « A Felicidade » mais Camus ne l’avait pas retenu car il trouvait que sa voix faisait « trop blanche », pas assez authentique !

Alors certes, ce n’est pas un chef d’œuvre cinématographique : le film a des faiblesses et des maladresses et sur certains aspects, il a (mal) vieilli. Mais il restera à jamais un film historique par ses innovations et un marqueur fondamental pour l’image du Brésil à l’extérieur et la diffusion internationale de la bossa-nova. Je ne suis pas le seul que ce film ait marqué : mon ami John, californien, installé à Rio depuis 40 ans, m’a confié qu’il est venu au Brésil uniquement à cause de ce film ! Il en revoit régulièrement et religieusement le DVD. Un film qui change une vie : pas banal !

Référence : Anaïs Fléchet « Si tu vas à Rio…… » – La musique populaire brésilienne en France au XXème siècle – Armand Collin /Recherches.

Cet article est la reprise de l’un de mes tout premiers articles, « Orfeu Negro », paru le 15 août 2015. Je le complète ci-après avec d’indispensables liens musicaux, ainsi qu’avec la traduction des textes des deux petits chefs d’œuvre de bossa nova que nous offre ce film.

Tom Jobim et Vinicius de Moraes

« A felicidade » (Le bonheur) – musique d’Antonio Carlos Jobim et paroles de Vinicius de Moraes –

À écouter ici. Je vous propose ici la version qu’en a donnée João Gilberto devant le public du Festival de Montreux en 1985

La tristesse n’a pas de fin, le bonheur, si

Le bonheur est comme une plume que le vent emporte dans l’air

Elle vole si légère mais sa vie est brève

Elle a besoin que le vent ne s’arrête pas de souffler

Le bonheur du peuple semble la grande illusion du Carnaval

Les gens travaillent toute l’année pour se déguiser en roi, en pirate ou en jardinier

Et tout se termine le mercredi

Le bonheur est comme une goutte de rosée sur une pétale de fleur

Elle scintille tranquille puis elle oscille doucement et tombe comme une larme d’amour

Mon bonheur rêve dans les yeux de ma bien-aimée

C’est comme cette nuit passant à la recherche de l’aube

Parlez bas, s’il vous plait

Pour qu’elle se réveille joyeuse comme le jour offrant des baisers d’amour

Un autre très grand de la bossa nova, trop souvent ignoré

Manhã de Carnaval (Matin de Carnaval) – musique de Luiz Bonfa et paroles d’Antonio Maria

À écouter ici. Je vous en propose une des versions du film avec la voix d’Elizeth Cardoso

Matin, matin si beau d’un jour heureux qui commence

Le soleil a surgi dans le ciel et a brillé de mille couleurs

Le rêve est revenu dans nos cœurs

Après ce jour heureux, je ne sais s’il y en aura un autre

C’est notre matin, si beau finalement

Un matin de Carnaval

Chante mon cœur

L’alégresse est revenue, si heureux

Le matin de cet amour.

Samba de Orfeu (Samba d’Orphée) – musique de Luiz Bonfa

À écouter ici. Un morceau instrumental joué par Luiz Bonfa, compositeur et guitariste. Toute la belle et joyeuse énergie de la musique brésilienne.

Henri Salvador

À la fin de l’une de mes conférences sur la MPB (Musique Populaire Brésilienne) à des expatriés français, j’ai le droit à cette question : « On dit qu’Henri Salvador est l’un des pères inspirateurs de la bossa-nova. Qu’en penses-tu ? ». Je reste tout déstabilisé. Non, je n’en ai jamais entendu parler. Cette histoire me parait saugrenue. Je bafouille une dénégation, écornant sans doute mon image de « grand spécialiste ». Je n’y ai plus pensé mais peu après l’un d’entre vous m’envoie un mail m’informant : « Dis donc ! L’autre jour sur France Info, j’ai entendu Bertrand Dicale raconter qu’Henri Salvador a été le précurseur de la bossa nova, selon les propres dires d’Antonio Carlos Jobim ». Là, ça devient sérieux ! Il est temps que je me documente. Je me plonge dans mes archives et surtout dans Internet. Du coup, je découvre cette polémique qui existe depuis plusieurs années mais dont j’ignorais tout.

Jobim a dit !

Tout est effectivement parti d’une déclaration de Jobim disant qu’il a entendu la chanson « Dans mon île » d’Henri Salvador, reprise dans un film italien en 1958, et qu’elle lui a donné l’idée de ralentir le tempo de la samba, comme Salvador l’avait fait avec la biguine pour cette chanson, et qu’après il suffit de rajouter une belle mélodie pour en faire de la bossa nova !  Bon, il l’a dit. Pour avoir interviewé de nombreux artistes (brésiliens), je me permets de penser qu’on n’est pas obligé de croire à tout ce qu’ils racontent ! Leurs œuvres valent en général bien mieux que leurs propos. La preuve avec une petite analyse de texte. D’abord il y a une incohérence de dates : la bossa existe déjà en 1958 ; passons. Voyons la question musique : « Dans mon île » est purement et simplement un boléro, dont par définition le rythme est lent, et non pas une biguine (comme le merveilleux « Maladie d’amour ») et encore moins une biguine « ralentie » ! Le boléro est, déjà à l’époque, un genre musical extrêmement connu et populaire au Brésil : donc rien de neuf sous le soleil musical brésilien. Il est aussi étonnant que Jobim présente la bossa nova comme de la « samba ralentie » : c’est bien autre chose et bien mieux ! Je pense d’ailleurs que ce qui caractérise spécifiquement la bossa est bien plus le chant et le jeu de guitare de João Gilberto (reproduisant la pulsation, la « batida » de la samba sur sa guitare) que les propres compositions de Jobim fortement inspirées par le jazz et la musique classique. Bref, musicalement, cette remarque de Jobim est curieuse, ni pertinente ni consistante ; en un mot « elle ne tient pas la route » ! Tout Jobim qu’il fut. Quand on la rapporte pour la première fois à Henri Salvador, il s’en étonne, s’en amuse, se dit flatté mais ne la prend pas trop au sérieux…… tout en la laissant répéter et prospérer.

Fake news

Ce propos va être repris systématiquement dans le monde musical pour des raisons que j’ignore. C’est ainsi que naissent les légendes et les « fake news ». On sait bien, selon un principe de base de la propagande, « qu’un mensonge répété dix fois reste un mensonge mais que répété mille fois il devient une vérité ! ». Quand ce sont des personnalités connues qui véhiculent ce « mensonge », ça va encore plus vite. Autre principe : plus ces rumeurs se diffusent, plus elles se transforment. De simple « inspirateur », Salvador est vite qualifié de « père fondateur » de la bossa ! Du côté français, cela flatte un certain chauvinisme, genre « la France, muse inspiratrice des cultures du monde ». Comme tout le monde sait que c’est un Français qui a créé le tango (Carlos Gardel), c’est finalement dans l’ordre des choses que ce soit aussi un Français qui ait créé la bossa nova ! Il faut juste le faire savoir.

Henri Salvador brésilien

Il faut dire que cette légende peut s’appuyer sur l’histoire réelle d’Henri Salvador, lui conférant un fond de crédibilité. À la fin de 1941, Salvador, jeune guitariste, part faire une tournée sud-américaine avec le grand orchestre de Ray Ventura et ses Collégiens. Ils finissent par passer près de 4 ans au Brésil. Une rumeur dit que, plantés par leur producteur parti avec la caisse, ils sont contraints d’y rester pour se refaire une santé financière. Une autre rumeur dit qu’il y a plusieurs musiciens juifs dans l’orchestre (dont le pianiste Paul Misraki, qui deviendra un grand compositeur de musiques de films) : ils n’ont guère envie de revenir dans la France de Vichy et peuvent compter sur la solidarité de tout l’orchestre pour rester avec eux. Ce long séjour, avec des spectacles dans les prestigieux Casino d’Urca et Copacabana Palace de Rio, permet au jeune Salvador de développer ses talents de chanteur et d’imitateur. Il est sûr qu’Henri, déjà baigné dans la musique antillaise familiale, va se délecter à la découverte de la musique brésilienne de l’époque. Elle le marque et l’influencera toute sa carrière. Il l’intègre naturellement dans son jeu de guitare et ses compositions. Mais il ne chante qu’une seule chanson brésilienne en français (« Eu sei que vou te amar » – « Je sais que je vais t’aimer » de Vinicius de Moraes et…. Antonio Carlos Jobim). On ne peut pas dire qu’il ait été un « passeur » de la musique brésilienne en France, comme l’ont été Claude Nougaro, Georges Moustaki ou Pierre Barouh.

Malentendus

Bien plus tard, en 2000, les compositeurs et chanteurs Karen Ann et Benjamin Biolay tirent Henri Salvador de sa retraite (surtout de ses parties de pétanque !) pour lui faire enregistrer leurs nouvelles chansons dans un magnifique album « Chambre avec vue ». Énorme succès (plus d’un million d’albums vendus !). Et là on peut vraiment dire que Salvador chante de la « bossa nova à la française » ! Ajoutant ainsi encore un peu plus de confusion à notre sujet.

Écoutez ici Henri Salvador chanter « Jardin d’hiver », de la bossa française !

Car, entretemps en 1981, Caetano Veloso livre sa version très réussie de « Dans mon île ». Il relance aussi le débat sur l’influence réelle ou supposée de Salvador sur la naissance de la bossa-nova. Mais le pompon arrive en 2005. Le chanteur Gilberto Gil, alors Ministre de la Culture, décide d’attribuer la médaille de « l’Ordre du Mérite Culturel » à Henri Salvador, un geste d’amitié pour un passionné du Brésil. C’est certainement aussi un renvoi d’ascenseur de Gil qui a été décoré par Jack Lang en son temps. Cérémonie officielle à Brasilia en présence de Lula et de Caetano Veloso. Dans leurs discours, ils remettent ça ! Gil qualifie Salvador de « chantre de la bossa nova » et Caetano rappelle son rôle de précurseur et son apport à la musique brésilienne (!). Bon, les connaissant bien, je peux vous assurer qu’ils préféreront toujours la gentillesse et les compliments à la vérité historique ! Ça leur vaut une participation au dernier disque d’Henri.

Henri Salvador à Brasilia, avec Gilberto Gil, Dona Marisa et Lula

Mais, peu après, comme de nombreux fins connaisseurs musicologues brésiliens contestent totalement cette histoire et que le sujet revient avec insistance dans ses interviews, Henri Salvador finit enfin par renier clairement cette paternité musicale et mettre un terme à ses propres ambiguïtés, habilement manipulatrices : « Non, je ne suis évidemment pas l’inventeur de la bossa nova. J’en serais bien incapable : je suis tout petit par rapport à Jobim. C’est complètement faux de raconter tout ça. ». Ouf, aurions-nous eu enfin la peau de cette « fausse nouvelle » ? Non, car les légendes courent longtemps, comme des poulets sans tête.

Épilogue carioca

Nous sommes reçus chez un ami brésilien, grand amateur et fin connaisseur de bossa nova, au point d’en jouer et même d’en composer (ce qui devient rarissime ici). Au détour de la conversation, il me sort : « Au fait, tu sais, c’est un Français qui a inspiré la bossa nova : Henri Salvador ! ». Aïe, aïe, aïe … Je reprends toute l’histoire mais je vois bien que je me heurte à un total scepticisme. L’argument final sort : « Mais je l’ai lu dans un livre brésilien sur la bossa : c’est Jobim qui l’a dit ! ». Le pire est que je suis sûr qu’il me raconte ça pour me faire plaisir ! Je ne peux pas m’empêcher de penser : « Ça y est : « le complexe du corniaud » refait surface ! » La bossa nova est un pur produit du génie créatif brésilien, de sa formidable capacité de mélanges et de brassage d’influences. Elle est reconnue et admirée internationalement. Tout le Brésil devrait légitimement en être fier. « Mais, non, ce n’est pas possible, on n’est pas capable de créer ça tout seul : c’est forcément un gringo qui l’a fait ! Et si ce n’est pas Henri Salvador, alors c’est Stan Getz ! ». Étonnant et dramatique manque de confiance et d’auto-estime chez certains brésiliens. Consternante crédulité aussi.

Écoutez ici Caetano reprendre cette merveilleuse chanson d’Henri Salvador

Dans mon île (Henri Salvador et Maurice Pon)

Dans mon île, ah ! comme on est bien ! Dans mon île, on ne fait jamais rien
On se dore au soleil qui nous caresse et l’on paresse sans songer à demain
Dans mon île, ah ! comme il fait doux !
Bien tranquille près de ma doudou
Sous les grands cocotiers qui se balancent
En silence, nous rêvons de nous.

Dans mon île, un parfum d’amour se faufile dès la fin du jour
Elle accourt me tendant ses bras dociles, douce et fragile dans ses plus beaux atours
Ses yeux brillent et ses cheveux bruns s’éparpillent sur le sable fin
Et nous jouons au jeu d’Adam et Eve
Jeu facile qu’ils nous ont appris
Car mon île, c’est le Paradis

Cet article est la réédition de l’article paru le 10 juin 2017 sous le titre « Fausse nouvelle ». Modifié et complété.

Vinicius de Moraes

La communauté intellectuelle et artistique brésilienne en est encore tout émue. Dans sa dernière encyclique consacrée à la mondialisation, le Pape François cite une phrase du poète chanteur brésilien Vinicius de Moraes. Étonnant car c’est un athée déclaré, avec une inclination affichée pour le candomblé. Pas étonnant car les argentins, surtout ceux de la génération du Pape, ont toujours voué une grande admiration à Vinicius, qui se rendait souvent en Argentine et y a enregistré deux albums de référence dans le club mythique de la Fusa. La phrase citée est bien connue : « La vie est l’art des rencontres, même si dans la vie il y a tant de rencontres ratées » ou en VO (et c’est encore plus beau !) : « A vida é a arte do encontro, embora haja tanto desencontro pela vida ». Vrai, magnifique, définitif, universel. Vinicius ne l’a pas seulement dit : il l’a pratiqué, intensément, tout au long de sa vie !

Baden Powell et Vinicius

Je pourrais vous parler longuement de Vinicius, grande figure de la culture brésilienne des années 50/70, à l’égal d’un Jorge Amado (même si, hélas, lui, je ne l’ai pas rencontré !). Tous les deux sont des figures sympathiques, charismatiques, ouvertes, universalistes, diffusant à l’extérieur l’image d’un Brésil heureux, fraternel, créatif, sensuel, séducteur. Mais j’ai encore mieux à vous proposer : j’ai retrouvé dans mon cahier Brésil de mon époque de radio un petit texte où Vinicius se présente lui-même. Ce texte date de 1956 : Vinicius a 43 ans et est alors deuxième conseiller à l’Ambassade du Brésil à Paris.

Autoportrait par Vinicius de Moraes

Prénom : Vinicius. Pourquoi ? Le livre Quo Vadis, paru en 1913, l’année de ma naissance.

Nom : de Moraes, du Pernambouc, de l’Alagoas et de Bahia (que je garde dans mon cœur). Je suis carioca de Gávea, mon quartier chéri que je n’aurais jamais dû quitter !

J’ai été, je suis et je serai marié et, malgré ce que l’on dit, je ne me considère pas comme un si mauvais mari. Des enfants ? Trois et un autre en route.

Taille : 1 m70, moyen, quoi. Tour de col : 39 ; pointure : 40. Je pèse un bon 73 kilos, je devrais maigrir.

On me dit poète ; je suis diplomate, si, si et par concours ; je suis journaliste par plaisir et j’en suis fier ; d’ici peu, je serai cinéaste (effectif).

Je suis matérialiste. Je me couche plus tard que je ne le devrais et je me réveille plus tôt que je ne souhaiterais.

J’ai été clerc de notaire, j’ai travaillé à la censure cinématographique, j’ai été fonctionnaire (incompétent) de l’Institut Bancaire. Actuellement je suis 2ème secrétaire d’ambassade. J’ai fait des études de droit mais je n’ai jamais exercé.

Enfance : pauvre mais belle ; si belle qu’elle continue à vivre en moi malgré le temps écoulé.

Je préfère l’électrophone à la radio, le train au bateau, le bateau à l’avion (j’ai déjà eu un accident d’avion).

Si je pouvais revenir en arrière, je serais médecin. Je suis un médecin né.

Mes fruits préférés : cajou, mangue et ananas.

C’est avec mon père Clodoaldo de Moraes, poète inédit, que j’ai appris à écrire des vers (un jour, je lui en ai volé pour les offrir à ma petite amie).

J’avais 19 ans quand est paru mon premier livre « O caminho para distancia ». Mon préféré, c’est le dernier : « Poèmes, sonnets et balades ».

Anthologie poétique

Je joue de la guitare d’oreille et je compose des sambas par goût.

Jeune, j’ai fait du jiu-jitsu, raisonnablement. Au tir, surtout à la carabine, je suis presque parfait.

Ce que je déteste le plus : les voyages, les gens qui disent n’importe quoi, les fascistes, les racistes, les hommes avares ou grossiers avec les femmes.

Ce que j’aime le plus : les femmes, les femmes, les femmes (et la mienne, en priorité), mes enfants et mes amis.

J’aide bien à la maison ; je suis bon cuisinier.

J’habite Paris mais il n’y a rien d’égal à Rio de Janeiro pour me rendre heureux – et malheureux !

Je compose des vers depuis l’âge de 7 ans. J’aime bien boire et je bois bien (aujourd’hui moins qu’il y a dix ans). Ma boisson, c’est le whisky avec un peu d’eau et beaucoup de glace. Et je crois à ce qu’on appelle la bohême.

À Oxford, en Angleterre, j’ai étudié la littérature anglaise – ça a été fondamental pour moi.

J’aimerais mourir d’un coup et, si possible, de mort naturelle.

Et après ça, cher ami, je n’ai plus rien à dire !

Vinicius de Moraes, Paris, 1956

Parolier mais aussi chanteur, compositeur et musicien !

Moi, si ! Car cet autoportrait date d’une époque antérieure à la grande période créatrice de Vinicius, de son succès et de sa reconnaissance internationale. Je prends donc son relai pour la suite !

Poetinha (« petit poète »)

C’est le surnom affectueux (et pas du tout diminutif !) que lui a donné son grand ami et partenaire musical Antonio Carlos Jobim. Mais ce petit poète est incroyablement créatif, actif, prolifique : plus de 400 chansons à son compte, dont une quantité remarquable de chefs d’œuvre. Rien ne lui échappe : théâtre, cinéma, littérature, musique et poésie bien sûr (il enregistre même un double album 33 tours de lecture de ses poésies, que je réécoute toujours avec plaisir). C’est aussi un grand « connexionneur » avant l’heure. Il collabore avec nombre de musiciens de talent : Jobim, Baden Powell, Carlos Lyra et surtout Toquinho, son partenaire inséparable des années 70. Il fait aussi appel à de grandes chanteuses : Maria Bethania, Miúcha, Maria Creuza, Joyce…. Il enregistre beaucoup, pour mon plus grand bonheur d’aujourd’hui ! Son œuvre va bien au-delà de la bossa nova, avec par exemple ses remarquables « afro-sambas » (autour du candomblé) composées avec Baden Powell et avec, plus généralement, une M.P.B. toujours de grande qualité musicale.

Avec Antonio Carlos Jobim, Miucha (la sœur de Chico Buarque) et Toquinho

Diplomate

 « Poète et diplomate », comme il aimait se présenter. Il fut réellement diplomate de carrière, en poste à Los Angeles, Paris, Rome, Le Havre (?) et Montevideo. Viré en 1968 par le régime militaire, pour des raisons politiques, dit-il, pour des problèmes d’absentéisme, disent-ils. Certainement les deux !  Du coup, dans les années 70, Vinicius ne cesse de faire des tournées à l’étranger, contribuant ainsi à diffuser la bossa nova dans le monde et acquérant une grande notoriété internationale. Il devient un véritable ambassadeur culturel et musical du Brésil !

Femmes

Il adore les femmes. Un grand séducteur. Il fut marié 9 fois ! Une bonne partie de ses textes sont des chansons d’amour, romantiques, lyriques, passionnées (« Je sais que je vais t’aimer ; toute ma vie, je vais t’aimer »). Mais bon, je trouve qu’il a aussi son côté macho latin, bien de sa génération. Pour preuve, cet extrait de la « Samba da benção » (l’un de ses incontestables chefs d’œuvre) : « Une femme doit avoir quelque chose de plus que la beauté, quelque chose de triste, quelque chose qui pleure, quelque chose qui sente la nostalgie, une beauté qui vient de la tristesse de se savoir femme, toute juste faite pour aimer, souffrir pour son amour et n’être que pardon ». Bon, ça ne passe plus aujourd’hui !

Vinicius avec sa dernière femme, Gilda Mattoso

 Bohême

C’est un vrai bohême, vivant et travaillant la nuit. Les fêtes qu’il anime, quand il est en poste à Paris ou à Rome, sont fameuses. Quand il chante dans les boites de Rio dans les années 50, tout en étant diplomate, il se fait payer en (nombreuses) bouteilles de whisky ! Il travaille des nuits entières avec ses partenaires musicaux, comme Baden Powell ou Toquinho, à hautes doses de cigarettes et de whisky.

Au milieu de l’une de ces nuits de travail avec Toquinho, en juillet 1980, dans son appartement de Gávea, il va prendre un bain, se sentant fatigué. Sa femme le trouve évanoui dans sa baignoire. Il ne reprend pas connaissance. Une mort comme il l’avait souhaitée. Mais il n’avait que 66 ans…

Au travail, avec Toquinho

Vous pouvez retrouver Vinicius sur You Tube, comme par exemple l’enregistrement de ce concert à La Fusa de Buenos Aires. Ça s’écoute comme on déguste un bon vin ! (Cliquez ici)

Et puis, un article sur Vinicius exige au moins une traduction de chanson ! J’ai choisi de vous emmener passer un après-midi à Itapuã, merveilleuse petite plage, non loin du centre de Salvador de Bahia. Avec la poésie de Vinicius, on s’y croit vraiment ! Il faut dire qu’il y a habité.

Tarde em Itapuã (Après-midi à Itapuã)

Paroles : Vinicius de Moraes ; musique : Toquinho – 1971

Un vieux maillot de bain, un jour à fainéanter, une mer sans fin et un arc-en-ciel dans l’air

Après, sur la place Caymmi, sentir la paresse envahir le corps et sur une natte en paille boire une eau de coco

C’est bon de passer un après-midi à Itapuã, au soleil brulant d’Itapuã, en écoutant la mer d’Itapuã parler d’amour à Itapuã

Pendant que la mer inaugure un vert tout neuf, discuter doucement avec une bonne vieille cachaça et le regard perdu à la rencontre du ciel et de la mer, commencer à sentir bien lentement toute la terre tourner

Ensuite sentir le frissonnement du vent qu’amène la nuit et la douce rumeur qui vient des cocotiers et dans les espaces tranquilles sans hier, ni lendemain, dormir dans les bras bruns de la lune d’Itapuã

Un disque mythique !

Vous pouvez écouter ici même l’une des nombreuses versions de ce titre.

Coïncidence : je vous parle aussi de bossa nova dans le dernier article de mon Blog « Mon Brésil carioca » sur Courrier International mais sous un tout autre angle : « Les expatriés français sont orphelins de la bossa nova » (cliquez ici).

Vous pouvez aussi me retrouver sur le podcast de Philippe Meyer (Le Nouvel Esprit Public) enregistré le mois dernier sur la situation de la pandémie au Brésil : cliquez ici.

João (guitare et chant)

En 1955, João Gilberto disparaît de Rio. Il y tentait une carrière de crooner depuis cinq ans. Sans succès. Il faut dire qu’il cherchait à chanter comme son idole Orlando Silva, à la voix forte et profonde, lui qui n’avait qu’une petite voix toute douce. En plus il avait été viré de son groupe pour des retards constants. Il profita de cette période insouciante pour draguer les chanteuses et se faire des relations dans le milieu musical carioca, lui qui venait de Bahia.

On le retrouve à Porto Alegre, dans le sud du pays, où il suit assidument les cours d’harmonie d’un professeur réputé. Il va ensuite s’installer chez sa sœur à Diamantina, magnifique petite ville coloniale du Minas Gerais. Là, il va passer sept mois enfermé dans la salle de bains, dont il juge l’acoustique absolument parfaite : il faut dire que João a ce qu’on appelle l’oreille absolue ! Là, en sept mois, João Gilberto va « s’inventer », définir son style, sa façon de jouer et de chanter. Il accepte sa petite voix pour en faire un atout : son chant devient une confidence à la diction impeccable, c’est pratiquement un « chant parlé » (« canto falado »), sans vibrato. Pour l’accompagner, il a besoin d’un jeu de guitare privilégiant l’aspect rythmique : il y retranscrit donc les rythmes de la samba, du « surdo » et du « tamborim ». Il crée sa fameuse « batida » . Il travaillera aussi la parfaite intégration, le parfait équilibre sonore entre chant et guitare pour bien valoriser les deux. Il inventera une façon bien à lui de chanter en léger décalage sur les temps, en avance ou en retard sur le jeu de guitare, créant par là un perpétuel déséquilibre constamment rattrapé.

En 1958, João revient à Rio. Il enregistre un 78 tours avec deux chansons, « Bim Bom », de sa propre composition (et dont les paroles se résument à une seule phrase !) et surtout « Chega de Saudade » sur une musique de Antonio Carlos Jobim et avec des paroles de Vinicius de Moraes, qui deviendra une sorte d’hymne de la bossa nova. C’est peu dire que son style détonne, choque, provoque, révulse même. Mais chez les intellectuels, les étudiants et toute une bande de jeunes musiciens et chanteurs, c’est l’enthousiasme inconditionnel : oui, c’est un nouveau son, une « bossa nova » ! Entre 1958 et 1961, João enregistrera trois albums considérés aujourd’hui comme les fondations de la bossa nova.

L’un des ces trois albums

João Gilberto fait clairement partie de ces artistes qui d’emblée ont défini leur univers créatif et qui ensuite s’y tiennent strictement toute leur vie. On dit d’eux qu’ils peignent toujours le même tableau (Yves Klein, Soulages), écrivent le même livre (Patrick Modiano), réalisent le même film (Ingmar Bergmann). Ce sont, comme l’a joliment écrit un journaliste de mes amis, « les jardiniers d’une seule fleur ». Dans le jazz, c’est Thelonious Monk (avec qui João présente d’étranges similitudes) à l’opposé d’un Miles Davis ou d’un John Coltrane, qui eux ne cesseront d’évoluer, de changer, de bousculer…. Bien sûr, certains disent : « C’est chiant ; c’est toujours la même chose ! ». Mais qu’est-ce qui fait que pour autant ils ne cessent de nous fasciner ? Ces artistes ont le goût de la perfection : ils répètent la même histoire mais toujours en mieux et en plus ce n’est jamais tout à fait la même histoire. Il y a chaque fois une variation, une modification, un approfondissement, un quelque chose de nouveau et différent, parfois à la limite de la perception.

João a ce goût de la perfection, de façon obsessionnelle et absolue. D’où ses conflits constants avec ses maisons de disques, ses producteurs, ses arrangeurs, les sonorisateurs de ses shows et j’en passe ! Musicalement cette démarche le conduira rapidement à se produire sur scène tout seul avec sa guitare. Ce minimalisme lui va parfaitement. Mettons entre parenthèses les arrangements et « autres violons magiques » de certains albums exigés par des productions nord-américaines et que João n’appréciait guère d’ailleurs. João, c’est lui seul, sur son tabouret et avec sa guitare. Point. Ensuite João va modifier son mode d’interprétation qui ressemblera de plus en plus …. à de la musique répétitive. Ses petites chansons de bossa nova ne duraient guère que deux minutes sur ses premiers disques. Mais peu à peu dans ses nouveaux enregistrements – et surtout dans ses spectacles sur scène – il fait durer ces mêmes chansons largement plus de cinq minutes …… Il répète cinq fois, dix fois couplet et refrain. Presque mais jamais tout à fait pareil. A la recherche de la perfection. A ce titre, son fameux album blanc de 1973 est la quintessence de son art. On est autant dans la mystique orientale que dans la musique brésilienne.

João Gilberto a longtemps récusé l’étiquette de bossa nova pour sa musique. Il prétendait simplement faire de la samba ! Bon, je veux bien mais alors bien à sa façon. En fait il sera unanimement et internationalement reconnu comme l’un des membres de la Sainte Trinité de la bossa nova avec Jobim et Vinicius. Il est sans doute celui des trois qui l’incarne le plus, certainement par la singularité de son style, reconnaissable entre tous. Mais en réalité son répertoire ne s’est pas limité aux chansons légères et joyeuses de la bossa nova ; il a beaucoup repris des sambas anciennes mais aussi des standards de la chanson brésilienne et internationale. Il les a réinterprétés « à la João Gilberto » ! Saviez-vous qu’il avait à son répertoire la chanson de Charles Trenet « Que reste-t-il de nos amours ? »

Son histoire, beaucoup de vous la connaissent. Tous les médias l’ont rappelée à l’occasion de son décès. En 1962, il va s’installer à New York.  Il enregistre en 1964 avec Stan Getz, Antonio Carlos Jobim et sa femme d’alors Astrud Gilberto un extraordinaire album avec la « Girl from Ipanema » qui lui vaudra une consécration internationale définitive.

En 1979, il revient à Rio pour littéralement s’enfermer dans son appartement de Leblon. Commence alors une période de près de 30 ans juste marquée par quelques (rares) enregistrements de disques et quelques (rares) spectacles ou tournées internationales (trois fois en France à ma connaissance). Commence aussi à courir la légende João Gilberto. On raconte que son chat s’est jeté par la fenêtre ne supportant plus la répétition continue par João d’une même chanson. On évoque ses virées en voiture dans Rio seul au petit matin, à folle allure, brûlant allégrement tous les feux rouges. On sait qu’il se fait livrer ses repas par le restaurant d’à côté (le Degrau à Leblon) : ça durera quasiment 40 ans ! On dit qu’il vit en pyjama dans son appartement, mais des pyjamas de luxe, parait-il. On assure qu’il ne reçoit pratiquement personne, sauf ses femmes, sa fille et quelques rares amis de façon souvent imprévue. On évoque ses coups de fil interminables : beaucoup de ses partenaires professionnels ne le rencontreront jamais. On cite tous les nombreux projets de disques ou de shows finalement annulés par le Maître. On se résigne : il refuse de donner des interviews. On commente son conflit juridique radical avec sa première maison de disques pour des histoires de paiement de royalties et de droits de réédition de ses premiers enregistrements. Bref, un génie musical mais un drôle de personnage imprévisible, énigmatique, asocial, vivant dans sa bulle. A part ça, charmant dans le contact personnel, pour ce que j’avais pu en juger lors de notre rencontre à Antibes.

Il peut même sourire……

En 2008, il donne plusieurs concerts au Brésil pour célébrer le cinquantenaire de la bossa : ce seront ses derniers. En 2011, on organise une grande tournée internationale pour ses 80 ans, une tournée d’adieu. Il annule tout à la dernière minute. Avec de copieux dédits. Il passe alors de la rubrique « culture section musique populaire » à la rubrique « faits de société ». On apprend qu’il n’a plus d’argent, qu’il n’arriverait même plus à payer son loyer et que son imprésario – et troisième femme – l’a embarqué dans une curieuse transaction avec une banque. La situation ne fera que se détériorer, jusqu’à son décès, d’autant plus qu’éclatera un conflit ouvert et violent entre son fils João Marcelo (fils d’Astrud), sa fille Bebel (fille de Miucha, sa deuxième femme et sœur aînée de Chico Buarque), sa troisième femme et ex-imprésario Claudia et sa maîtresse quasi-officielle depuis 35 ans Maria do Ceu. L’héritage promet d’être aussi disputé et compliqué que celui de Johnny Hallyday, surtout si finalement João gagne posthumément son procès contre la maison de disques. Bref, la bossa nova se termine en novela brésilienne !

L’une des dernières photos de Joâo, avec sa fille Bebel

Epilogue 

Je suis allé à la cérémonie d’hommage public à João Gilberto réalisée à l’Opéra de Rio. Voir João pour la dernière fois. Représenter la France (!). Faire mon deuil de la bossa (?). Il y avait les fans, de tous les âges à ma grande surprise, mais pas du tout la grande foule populaire. João était l’artiste d’une certaine élite intellectuelle. Ce fut bien brésilien, à la fois profane et religieux. On a commencé avec « Que ma joie demeure » de Jean-Sébastien Bach, chanté par le chœur de l’Opéra de Rio, pour terminer avec « Chega de saudade » de AC Jobim et Vinicius de Moraes, chanté en chœur par toute la foule présente : “É só tristeza e a melancolia que não sai de mim, não sai de mim, não sai” – “Il n’y a que de la tristesse et une mélancolie qui ne me lâche pas”.

 Retrouvez mes autres articles consacrés à la bossa nova (cliquez sur le titre, en espérant que ça marche) :

João Gilberto (juillet 2015) : Deux jours avec le pape de la bossa nova lors du Festival d’Antibes de juillet 1985

Orfeu Negro (août 2015) : Un film de 1959, marqueur essentiel des relations culturelles franco-brésiliennes

Bossa Nova (décembre 2016) :  Les deux vies de la bossa, au Brésil et dans le vaste monde

Fausse nouvelle (juin 2017) :  Où l’on a la confirmation définitive qu’Henri Salvador n’est pas le père de la bossa nova

Le Maître et ses disciples

Vous pouvez retrouver la plupart des chansons de João Gilberto sur You Tube, en particulier celles de l’album blanc de 1973, dont je vous propose la chanson « Eu vim da Bahia », écrite par Gilberto Gil (ici)

Fausse nouvelle

Les « fausses nouvelles » (fake news) sont à la mode, grâce à la promotion active qu’en fait Donald Trump, à la fois grand amateur, gros producteur et gros consommateur. Bon, ce n’est pas nouveau. Les manipulations de l’information et autres ragots et rumeurs ont toujours existé mais Internet et les réseaux sociaux en ont considérablement amplifié la diffusion. A mon avis, c’est aussi la crédulité des gens qui a augmenté, avec bien peu de recul, pas d’esprit critique et souvent un manque de bon sens élémentaire. J’ai découvert récemment, avec un certain étonnement, que ce phénomène avait même touché le monde picrocholin des relations musicales franco-brésiliennes !

A la fin de l’une de mes conférences sur la MPB (Musique Populaire Brésilienne) à des expatriés français, j’ai eu le droit à cette question : « On dit qu’Henri Salvador est l’un des pères inspirateurs de la bossa-nova. Qu’en penses-tu ? ». Je suis resté tout déstabilisé. Non, je n’en avais jamais entendu parler. Cette histoire me paraissait saugrenue. J’ai bafouillé une dénégation, écornant sans doute mon image de « grand spécialiste ». Je n’y ai plus pensé mais peu après l’un d’entre vous m’envoie un mail m’informant : « Dis donc ; l’autre jour sur France Info, j’ai entendu Bertrand Dicale raconter qu’Henri Salvador avait été un précurseur de la bossa nova, selon les propres dires d’Antonio Carlos Jobim ». Là, ça devenait sérieux ! Il était temps que je me documente. Je me plonge dans mes archives et surtout dans Internet. Du coup, je découvre cette polémique qui existe depuis plusieurs années mais dont j’ignorais tout.

Tout est effectivement parti d’une déclaration de Jobim disant qu’il avait entendu la chanson « Dans mon île » d’Henri Salvador, reprise dans un film italien en 1958, et qu’elle lui avait donné l’idée de ralentir le tempo de la samba, comme Salvador l’avait fait avec la biguine pour cette chanson, et qu’après il suffisait de rajouter une belle mélodie pour en faire de la bossa nova !  Bon, il l’a dit. Pour avoir interviewé de nombreux artistes (brésiliens), je me permets de penser qu’on n’est pas obligé de croire à tout ce qu’ils racontent ! Leurs œuvres valent en général bien mieux que leurs propos. La preuve avec une petite analyse de texte. D’abord il y a une incohérence de dates : la bossa existait déjà en 1958 ; passons. Voyons la question musique : « Dans mon île » est purement et simplement un boléro, dont par définition le rythme est lent, et non pas une biguine (comme le merveilleux « Maladie d’amour ») et encore moins une biguine « ralentie » ! Le boléro était, déjà à l’époque, un genre musical extrêmement connu et populaire au Brésil : donc rien de neuf sous le soleil musical brésilien. Il est aussi étonnant que Jobim présente la bossa nova comme de la « samba ralentie » : c’est bien autre chose et bien mieux … Je pense d’ailleurs que ce qui caractérise spécifiquement la bossa est bien plus le chant et le jeu de guitare de João Gilberto (reproduisant la pulsation, la « batida » de la samba sur sa guitare) que les propres compositions de Jobim fortement inspirées par le jazz et la musique classique. Bref, musicalement, cette remarque de Jobim est curieuse, ni pertinente ni consistante ; en un mot « elle ne tient pas la route » ! Tout Jobim qu’il fut. Quand on la rapportera pour la première fois à Henri Salvador, il s’en étonnera, s’en amusera, se dira flatté mais ne la prendra pas trop au sérieux…… tout en la laissant répéter et prospérer.

dans mon ile salvador

Car ce propos va commencer à être repris systématiquement dans le monde musical pour des raisons que j’ignore. C’est comme ça que naissent les légendes. On sait bien, selon un principe de base de la propagande, « qu’un mensonge répété dix fois reste un mensonge mais que répété mille fois il devient une vérité ! ». Quand ce sont des personnalités connues qui véhiculent ce « mensonge », ça va encore plus vite. Autre principe : plus ces rumeurs se diffusent, plus elles se transforment. De simple « inspirateur », Salvador fut vite qualifié de « père fondateur » de la bossa ! Du côté français, cela devait flatter un certain chauvinisme, genre « la France, muse inspiratrice des cultures du monde ». Comme tout le monde sait que c’est un français qui a créé le tango (Carlos Gardel), c’est finalement dans l’ordre des choses que ce soit aussi un français qui ait créé la bossa nova ! Il fallait juste le faire savoir.

Salvador jeune

Il faut dire que cette légende pouvait s’appuyer sur l’histoire réelle de Salvador, lui conférant un fond de crédibilité. A la fin de 1941, Henri Salvador, jeune guitariste, part faire une tournée sud-américaine avec le grand orchestre de Ray Ventura et ses Collégiens. De fait ils passeront près de 4 ans au Brésil. Une rumeur dit que, plantés par leur producteur parti avec la caisse, ils ont été contraints d’y rester pour se refaire une santé financière. Une autre rumeur dit qu’il y avait plusieurs musiciens juifs dans l’orchestre (dont le pianiste Paul Misraki, qui deviendra un grand compositeur de musiques de films) : ils n’avaient guère envie de revenir dans la France de Vichy et purent compter sur la solidarité de tout l’orchestre pour rester avec eux. Ce long séjour, avec des passages dans les prestigieux Casino d’Urca et Copacabana Palace à Rio, permettra au jeune Salvador de développer ses talents de chanteur et d’imitateur. Il est sûr qu’Henri, déjà baigné par la musique antillaise familiale, va se délecter de la découverte de la musique brésilienne de l’époque. Elle le marquera et l’influencera toute sa carrière (surtout dans ses derniers enregistrements, comme « Chambre avec vue »). Il l’intégrera naturellement dans son jeu de guitare et ses compositions. Mais il ne chantera qu’une seule chanson brésilienne en français (« Eu sei que vou te amar » – « Je sais que je vais t’aimer » de Vinicius de Moraes et….. Antonio Carlos Jobim !). Il connaissait d’ailleurs assez mal l’histoire de la musique brésilienne. On ne peut pas vraiment dire qu’il ait été un « passeur » de la musique brésilienne en France, comme l’ont été Claude Nougaro, Georges Moustaki ou Pierre Barouh.

henri à la guitare

En 1981, le flux s’inverse : c’est Caetano Veloso qui livre sa version très réussie de « Dans mon île ». Il relance aussi le débat sur l’influence réelle ou supposée de Salvador sur la naissance de la bossa-nova. Ce sera encore plus évident en 2005. Le chanteur Gilberto Gil, alors Ministre de la Culture, décide d’attribuer la médaille de « l’Ordre du Mérite Culturel » à Henri Salvador, un geste d’amitié pour un passionné du Brésil. C’était certainement aussi un renvoi d’ascenseur de Gil qui avait été décoré par Jack Lang en son temps. Cérémonie officielle à Brasilia en présence de Lula et de Caetano Veloso. Dans leurs discours, ils remettent ça ! Gil qualifie Salvador de « chantre de la bossa nova » et Caetano rappelle son rôle de précurseur et son apport à la musique brésilienne (!). Bon, les connaissant bien, je peux vous assurer qu’ils préféreront toujours la gentillesse et les compliments à la vérité historique ! Ça leur vaudra une participation au dernier disque d’Henri.

brasilia
La fameuse remise de médaille à Brasilia

Mais, peu après, comme de nombreux connaisseurs brésiliens contestaient totalement cette histoire et que le sujet revenait avec insistance dans ses interviews, Henri Salvador finira enfin par renier clairement cette paternité musicale et mettre un terme à ses propres ambiguïtés, habilement manipulatrices : « Non, je ne suis évidemment pas l’inventeur de la bossa nova. J’en serais bien incapable : je suis tout petit par rapport à Jobim. C’est complètement faux de raconter tout ça. ». Ouf, aurions-nous eu enfin la peau de cette « fausse nouvelle » ? Non, car les légendes courent longtemps, comme des poulets sans tête.

Tout récemment nous avons été reçus chez un ami brésilien, grand amateur et fin connaisseur de bossa nova, au point d’en jouer et même d’en composer (ce qui devient rarissime ici). Au détour de la conversation, il me sort : « Au fait, tu sais, c’est un français qui a inspiré la bossa nova : Henri Salvador ! ». Aie, aie, aie ….J’ai repris toute l’histoire mais j’ai bien vu que je me heurtais à un total scepticisme. L’argument final fut : « Mais je l’ai lu dans un livre brésilien sur la bossa ». Bon, évidemment, si tu l’as lu dans un livre……Le pire c’est que je suis sûr qu’il m’a raconté ça pour me faire plaisir ! Je n’ai pas pu m’empêcher de penser : « Ça y est : le complexe du corniaud refait surface ! » (voir mon article publié en juillet 2015 sur le sujet). La bossa nova est un pur produit du génie créatif brésilien, de sa formidable capacité de mélanges et de brassage d’influences. Elle est reconnue et admirée internationalement. Tout le Brésil devrait légitimement en être fier. « Mais, non, ce n’est pas possible, on n’est pas capable de créer ça tout seul : c’est forcément un gringo qui l’a fait ! Et si ce n’est pas Henri Salvador, alors c’est Stan Getz ! ». Etonnant et dramatique, ce manque total de confiance et d’auto-estime chez certains brésiliens. Etonnante aussi cette crédulité. On y revient.

caetano
Caetano « dans son île »

Dans mon île (musique de Henri Salvador et paroles de Maurice Pon)

Dans mon île, ah ! comme on est bien ! Dans mon île, on ne fait jamais rien
On se dore au soleil qui nous caresse et l’on paresse sans songer à demain
Dans mon île, ah ! comme il fait doux !
Bien tranquille près de ma doudou
Sous les grands cocotiers qui se balancent
En silence, nous rêvons de nous.

Dans mon île, un parfum d’amour se faufile dès la fin du jour
Elle accourt me tendant ses bras dociles, douce et fragile dans ses plus beaux atours
Ses yeux brillent et ses cheveux bruns s’éparpillent sur le sable fin
Et nous jouons au jeu d’Adam et Eve
Jeu facile qu’ils nous ont appris
Car mon île, c’est le Paradis

Bossa Nova

A la fin de mes conférences sur la musique (populaire) brésilienne aux expatriés français, je n’échappe jamais à la question : « Alors dis-nous ; où peut-on écouter de la bonne bossa nova « ao vivo » à Rio ? ». Je suis obligé de les décevoir : il ne reste guère plus qu’un club à Ipanema, opportunément situé rue Vinicius de Moraes, en face du bar « Garota de Ipanema », alimentant la nostalgie des gringos, touristes ou résidents !

La bossa-nova est un grand malentendu entre le Brésil et la France ou plutôt entre le Brésil et le reste du monde. Partout elle est considérée comme LA musique brésilienne, la seule, la grande, la vraie, l’authentique ! Elle est en bonne place au panthéon des musiques mondiales ; elle fait partie du Patrimoine Culturel de l’Humanité. On l’aime et on la célèbre partout. Aux Etats Unis et en France d’abord, qui auront fortement contribué à la diffuser en dehors de ses frontières. Mais pas que, et loin de là ! Le reste du monde aussi est sous le charme. Le pays le plus fana est de loin le Japon, définitivement amoureux de la bossa nova, où elle n’a cessé d’être écoutée, rééditée, jouée, traduite, chantée, enregistrée depuis plus de 50 ans. Je me souviens qu’à mon époque de radio, certains disques (des vinyles, bien sûr !) avaient disparu des catalogues brésiliens, mais on arrivait presque toujours à en trouver une réédition japonaise diffusée en Europe !

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Toquinho en réédition japonaise

Mais pourquoi je parle de malentendu ? C’est parce qu’au Brésil la bossa n’a fait que passer. Ce fut la musique d’une courte période (entre 1958 et 1964) et d’un mouvement musical passablement élitiste, celui de la jeunesse dorée des beaux quartiers de la Zone Sud de Rio. Au Brésil, la bossa est définitivement liée à cette époque et à ce milieu. Elle n’y a évidemment jamais été reconnue comme une musique populaire ; elle a même été décriée à son époque comme étant une musique « importée », une musique bizarre pour gringos, pas authentiquement brésilienne !

Petit zoom sur cette époque pour bien comprendre. La bossa nova surgit sur la scène musicale brésilienne en 1958. Elle est née d’une Sainte Trinité de créateurs, trois fortes personnalités : le poète et parolier Vinicius de Moraes, le pianiste et compositeur Antonio Carlos (dit Tom) Jobim et le guitariste et chanteur João Gilberto, la figure de proue de cette « nouvelle vague ». C’est une musique métisse qui puise ses racines à la fois dans les rythmes de la samba et dans les harmonies du jazz, voire du classique ; au final, ça donne une musique extrêmement sophistiquée ! João Gilberto y ajoutera sa touche personnelle avec son inimitable façon de chanter : une petite voix susurrante, un « chant parlé » aux antipodes des chanteurs genre bel canto italien de l’époque, introduisant un infinitésimal et subtil décalage entre voix et guitare. Le succès de cette musique s’inscrira pleinement dans un moment optimiste du Brésil : on construit Brasilia, l’industrie se développe, le pays va de l’avant… Juscelino Kubitschek, le Président de l’époque, sera surnommé Président bossa-nova ! Les paroles sont en phase : légères, simples, poétiques sans prétention, parfois futiles, célébrant Rio ou chantant les affres et les bonheurs de l’amour….Elle prospère autour des fameuses plages cariocas de Copacabana et d’Ipanema. Un formidable répertoire se crée entre 1958 et 1964, autour de la Sainte Trinité et de quelques autres remarquables comparses musicaux.

On peut dire que la bossa nova disparait du devant de la scène brésilienne avec l’arrivée de la dictature militaire, même s’il n’y a pas de lien direct. De nouveaux genres musicaux, défendus par une nouvelle génération, occupent désormais la place dans les radios et les télés (yé-yé, tropicalisme, chanson engagée…). La plupart d’entre eux assument l’héritage musical de la bossa, ils s’en réclament, la prolongent parfois, mais en fait c’est déjà autre chose : on appellera ça génériquement la MPB (Musique Populaire Brésilienne). Les pères fondateurs de la bossa s’exilent : Joao Gilberto s’installe à New York ; Tom Jobim à Los Angeles et Vinicius tourne beaucoup dans le monde. Voilà l’instant « bossa nova » du Brésil est passé !

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La seule fois où la Sainte Trinité a joué ensemble à Rio en 1962

Au Brésil peut-être, mais pas du tout dans le reste du monde. Des jazzmen nord-américains sont tombés raides dingues de ce nouveau son : ils enregistrent de remarquables albums inspirés par la bossa. Le plus connu est celui que Stan Getz enregistrera, avec João à la guitare, Tom au piano et Astrud Gilberto, la femme de João, au chant, avec en vedette la fameuse « Garota de Ipanema ». C’est un triomphe planétaire, inédit pour un album mélange de jazz et de musique « ethnique » ! En Europe, la bossa débarque avec le film « Orfeu Negro » ; je vous ai déjà raconté cette histoire. Son succès n’y sera pas moindre.

La différence avec le Brésil est qu’à l’extérieur, après ses années de succès initial, la bossa prend durablement sa place dans le paysage musical local. Elle est régulièrement diffusée dans les médias. Elle est reprise par les artistes locaux, traduite, adaptée, parfois même détournée ! Elle fascine et influence tous les chanteurs et tous les musiciens, surtout les jazzmen. Tous les guitaristes amateurs veulent jouer comme João Gilberto ! La bossa marquera plusieurs générations musicales et on trouve facilement sa trace aujourd’hui chez de nombreux groupes pop (référence personnelle : Everything but the girl !). Au fil du temps, elle sera mise à toutes les sauces : elle aura sa phase très jazz (baptisée de jazz-samba) puis une période de « musique d’ascenseur » ; plus tard elle sera mise aux modes « electro » et « lounge ». Mais au final, la Garota de Ipanema fait partie des trois musiques les plus jouées dans le monde durant ces cinquante derrière années !

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Vous-mêmes, chers lecteurs français, qui n’êtes pas forcément ni connaisseurs, ni fanas de musique brésilienne, je suis absolument certain que vous connaissez au moins une dizaine de musiques de bossa nova, sans nécessairement en connaitre ni le titre, ni l’interprète !

Je me souviens de l’étonnement et de l’amusement, des brésiliens quand, débarquant en France, ils découvraient la popularité de la bossa : assez incompréhensible pour eux ! Ceci dit, au Brésil, la bossa n’a pas complètement disparu du paysage, surtout à Rio. Elle reste une référence incontournable dans le monde musical. Le Brésil a aussi bien compris que c’était un formidable produit d’exportation et d’image à l’étranger. La cérémonie d’ouverture des JO nous a offert un défilé de la sublime Gisele Bundchen, traversant tout le Maracanã au son de la Garota de Ipanema, chantée et jouée au piano par le petit fils de Tom Jobim ! Le Brésil se plait à raconter l’histoire de la bossa nova et rend régulièrement hommage à ses créateurs.

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La statue de Jobim à l’Arpoador de Rio

Mais comment dire ? La bossa n’y est plus un genre musical vivant : c’est devenu comme une langue morte, du latin ou du grec ancien. Ça reste une matrice essentielle pour la musique, comme le latin l’est pour toutes les langues latines. Des amoureux et des spécialistes continuent de les faire exister. On ne cesse d’y faire référence, ne serait-ce que pour comprendre les origines. Les œuvres sont toujours lues, traduites, commentées, représentées : les tragédies grecques ont droit à leurs relectures du 21ème siècle ! C’est exactement comme pour la bossa : sa force, c’est bien sûr et avant tout son formidable répertoire.

Une centaine de chansons, de nombreux petits bijoux, des vraies petites « madeleines »….  On finit toujours par y revenir : les mélodies nous sont familières et les textes nous touchent par leur simplicité et leur proximité. J’ai remarqué que, ces derniers temps, la jeune génération de chanteurs brésiliens reprenait de plus en plus souvent des thèmes de bossa, qui se prêtent particulièrement bien à de nouvelles lectures musicales. C’est parfait ainsi : cette « musique morte » est toujours donc bien vivante !

Desafinado (Désaccordé)

Paroles : Newton Mendonça – Musique : Antonio Carlos Jobim

Si tu dis que je chante faux, mon amour, sache bien que cela me fait beaucoup de peine ; seuls les privilégiés ont une oreille aussi bonne que la tienne ; moi j’arrive à peine à faire avec ce que Dieu m’a donné !

Si tu insistes pour qualifier mon comportement d’anti-musical, moi, même en mentant, je dois t’expliquer que c’est de la bossa nova et que c’est très naturel

C’est que tu ne sais pas, ni même n’intuites, c’est que ceux qui chantent faux ont aussi un cœur ; je t’ai photographiée avec mon Rolleiflex : ça a révélé ton énorme ingratitude

Mais tu ne pourras pas parler ainsi de mon amour : c’est le plus grand que tu puisses rencontrer ; toi avec ta musique tu as oublié l’essentiel : au fond de la poitrine des désaccordés, bien au fond de leur poitrine, bat tranquillement un cœur

(PS : en portugais, comme en anglais – out of tune -, le mot « desafinado » vaut aussi bien pour le chant que pour un instrument ; en français, on dira « chanter faux » et on parlera d’un piano « désaccordé »)

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AC Jobim et Newton Mendonça

A felicidade (Le bonheur)

Paroles : Vinicius de Moraes – Musique : Antonio Carlos Jobim

La tristesse n’a pas de fin, le bonheur, si !

Le bonheur est comme une goutte de rosée sur une pétale de fleur ; elle scintille tranquille puis elle oscille doucement et tombe comme une larme d’amour

Le bonheur du peuple semble la grande illusion du carnaval ; les gens travaillent toute l’année pour un moment de rêve, pour se déguiser en roi, en pirate ou en jardinier et tout se termine le mercredi

Le bonheur est comme une plume que le vent emporte dans l’air ; elle vole si légère mais sa vie est brève ; pour elle, le vent ne doit jamais s’arrêter de souffler

Mon bonheur rêve dans les yeux de ma bien-aimée ; c’est comme cette nuit, me promenant à la recherche de l’aube ; parlez bas, s’il vous plait pour qu’elle se réveille joyeuse avec le jour offrant des baisers d’amour

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Vinicius et Tom

Eu sei que eu vou te amar (Je sais que je vais t’aimer)

Paroles : Vinicius de Moraes – Musique : Antonio Carlos Jobim

Je sais que je vais t’aimer, toute ma vie, je vais t’aimer ; à chaque séparation, je vais t’aimer ; désespérément je sais que je vais t’aimer et chacun de mes vers sera pour te dire que je sais que je vais t’aimer toute ma vie

Je sais que je vais pleurer, à chacune de tes absences, je vais pleurer ; mais chacun de tes retours va effacer tout ce que ton absence m’a causé

Je sais que je vais souffrir l’éternelle infortune de vivre, avec l’espoir de vivre toute ma vie à ton côté

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Vinicius de Moraes

Samba de uma nota só (Samba d’une seule note)

Paroles : Newton Mendonça – Musique : Antonio Carlos Jobim

Voici cette petite samba faite avec une seule note ; les autres notes vont arriver mais la base, c’est juste une seule note ; l’autre est la conséquence de ce que je viens de dire, comme je suis l’inévitable conséquence de toi

Il y a tant de gens sur cette terre qui parlent beaucoup mais ne disent rien ou presque rien ; j’ai déjà utilisé toute la gamme et à la fin il ne restait rien ; ça n’a rien donné et je suis revenu à ma note comme je reviens vers toi

Je vais raconter comme je t’aime avec une seule note et celui qui veut toutes les notes : ré, mi, fa, sol, la, si, do reste toujours à la fin sans aucune ; continue avec une seule note !

tom
Antonio Carlos Jobim

Orfeu negro

Je viens de revoir Orfeu Negro (le film de Marcel Camus, datant de 1959). Je me suis rendu compte que ce film m’avait accompagné durant toute ma vie, de loin en loin mais avec une belle constance. Je l’ai d’abord vu encore jeune, en famille, je crois. J’avais été très impressionné par la Mort poursuivant Eurydice en plein Carnaval jusqu’à son électrocution dans le dépôt de tramways. La scène d’umbanda m’avait aussi beaucoup marqué. Je l’ai revu ensuite vers 1976/77 au cinéma Kinopanorama à la Motte-Piquet, gonflé en 70 mm. Le grand écran magnifiait les superbes vues de Rio et les scènes de Carnaval. Je l’ai vu encore une fois à la télévision en France avec Gilza. Donc en fin de compte, 4 fois en 50 ans ! Mais à chaque fois, je voyais un film différent en fonction de ma familiarité croissante avec le Brésil.

Affiche

La musique du film m’a aussi accompagné. Un cousin m’avait légué ses 45 tours des années 60. Parmi eux, un peu incongru au milieu du yé-yé, celui d’Orfeu Negro avec ses deux bossas novas : « Manhã de Carnaval » (devenu un tube universel , rebaptisé en anglais « A day of the life of a fool » ou « Carnival ») et « A Felicidade » d’AC. Jobim. Bien plus tard, à l’époque de la radio, je m’étais mis en chasse de la Bande Originale du film en 33 tours, introuvable en France. J’ai fini par trouver un pressage nord-américain. Etonnement cet album ne mentionnait ni le nom des musiciens, ni même le nom des chanteurs.

Capa disco
Mira

A la même époque, par les hasards de la vie et au restaurant brésilien Chez Guy, j’ai rencontré Lourdes de Oliveira, la femme de Marcel Camus et l’une des principales actrices du film. Elle a beaucoup hésité avant d’accepter de me donner une interview. Je ne me souviens plus vraiment du contenu mais c’était un témoignage émouvant, car cela faisait plus de 25 ans qu’elle n’avait évoqué ses souvenirs de tournage. Je n’ai pas retrouvé l’enregistrement dans mes archives : bien dommage……

Plus récemment, j’ai lu avec une grande curiosité les pages remarquablement documentées du livre d’Anaïs Fléchet « Si tu vas à Rio…. » consacrées au « phénomène Orfeu Negro ». Elle insiste avec justesse sur le rôle fondamental qu’a eu ce film dans les relations culturelles franco-brésiliennes. Elle évoque aussi les nombreux débats qu’il y a toujours eu autour de ce film. J’y reviendrai.

Il faut certainement qu’à ce stade je fournisse quelques informations de base à ceux d’entre vous qui ne seraient pas familiers avec ce film. « Orfeu Negro » est un film réalisé par un metteur en scène français Marcel Camus (rien à voir avec Albert) et produit par un producteur français Sacha Gordine mais entièrement tourné en portugais au Brésil en 1958. C’est l’adaptation à l’écran d’une pièce de théâtre du célébrissime poète Vinicius de Moraes (Orfeu da Conceição), dont le sujet est la transcription du mythe d’Orphée et Eurydice dans une favela carioca au moment du Carnaval. Tous les acteurs du film sont noirs, presque tous amateurs ou débutants. La musique comprend plein de musiques de Carnaval mais aussi des bossas novas (écrites par Tom Jobim et Luis Bonfa), la bossa nova étant à cette époque au tout, tout début de son histoire. Ce film gagnera la Palme d’Or du Festival de Cannes en 1959 (devant les « 400 coups » de F. Truffaut) puis l’Oscar du Meilleur Film étranger et le Golden Global Award en 1960. Ce sera un grand succès de billetterie dans le monde entier. Pas mal, non.

Orfeu carnaval

Ce succès créera paradoxalement une frustration au Brésil. Le film a connu le succès international comme « film français » et les participants brésiliens (acteurs, musiciens, techniciens et même Vinicius de Moraes, qui avait contribué au scénario) s’en sont sentis dessaisis et exclus de sa gloire.

Il est clair que l’impact du film a été beaucoup plus fort à l’extérieur qu’au Brésil, où il y a eu des réactions « contrastées » aux deux bouts de l’échiquier brésilien. Les autorités ont très moyennement apprécié que le film montre le Brésil à travers des « noirs dans la favela », en pleine époque de Juscelino Kubitschek et du nouveau Brésil moderne de Brasilia. Les intellectuels – notamment les cinéastes du Cinema Novo – feront preuve d’un nationalisme sourcilleux et réducteur : un cinéaste « gringo » filmant le Brésil ne pouvait qu’être ignorant de la réalité et coupable d’exotisme ! L’un des plus remontés d’entre eux, Carlos Diegues, tournera même une « vraie » version brésilienne d’Orfeu da Conceição en 1999, pas très réussie et qui passera largement inaperçue.

Crianças2
Orfeu et Euridice

En fait, avec le recul du temps, on se rend compte que ce film était innovateur et audacieux, dans la ligne de la pièce de théâtre de Vinicius : partir d’un mythe grec, situer l’action dans une favela, montrer des scènes de la vie quotidienne populaire, tourner exclusivement avec des acteurs noirs, choisir des acteurs non professionnels, filmer une scène d’umbanda, introduire une toute nouvelle musique (bossa nova), valoriser des musiques populaires (sambas de carnaval, musique de culte afro-brésilien)…… Aucun film brésilien de l’époque ne l’avait proposé. Aujourd’hui c’est un témoignage unique sur Rio en 1958, même si c’est un film de fiction qui a pu prendre certaines libertés avec la réalité. Il intéresse au plus haut point les historiens de la musique et du Carnaval. Il restera, aussi et pour toujours, le film qui a contribué à faire connaitre la bossa nova en Europe et aux Etats Unis. En réécoutant la BO, je me suis pourtant rendu compte qu’il n’y avait en fait que deux vraies bossas mais ça a suffi !

Euridice
Orfeu

Ce film fourmille d’anecdotes étonnantes : l’acteur qui joue Orphée était l’avant-centre de l’équipe de football du FC. Fluminense, l’actrice qui joue Eurydice était en fait une danseuse nord-américaine et l’acteur qui joue la Mort est le célèbre Adhemar Ferreira da Silva, double champion olympique du triple saut et dont on ne voyait même pas le visage, caché par un masque !

La Mort

(Le paragraphe suivant est un clin d’œil aux amateurs de MPB !)

On voit même, au détour d’une scène, le sambiste Cartola qui contribuera activement à la partie « Ecoles de Samba » du film ; à l’époque il était bien peu connu et ne deviendra une référence majeure de la samba que bien plus tard. Autre étonnement : les interprètes des chansons ne sont pas du tout des chanteurs de bossa nova mais deux chanteurs extrêmement connus à l’époque (Agostinho dos Santos et la grande Elizeth Cardoso), au style et à la voix de la génération antérieure.

Toujours à propos de la musique, le film alimente une ambiguïté coupable. Il présente la bossa nova comme une musique des favelas, à travers le personnage d’Orphée, musicien, comme la légende l’a immortalisé. Contre-sens total, conscient ou non : la bossa nova a toujours été la musique de l’élite intellectuelle blanche des beaux quartiers de Rio (même si elle s’est inspirée de la samba populaire). Je soupçonne une manipulation de Marcel Camus : la petite histoire (pas officielle) raconte que c’est João Gilberto qui avait initialement enregistré la chanson « Felicidade » mais Camus ne l’avait pas retenu car il trouvait que sa voix faisait « trop blanche », pas assez authentique !

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Alors certes, ce n’est pas un chef d’œuvre cinématographique ; le film a des faiblesses et des maladresses ; sur certains aspects, il a (mal) vieilli. Mais il restera à jamais un film historique par ses innovations et un marqueur fondamental pour l’image du Brésil à l’extérieur et la diffusion internationale de la bossa-nova. Je ne suis pas le seul que ce film ait marqué : mon ami John, californien, installé à Rio depuis 40 ans, m’a confié qu’il était venu au Brésil uniquement à cause de ce film ! Il en revoit régulièrement et religieusement le DVD. Un film qui change une vie : pas banal !

Référence : Anaïs Fléchet « Si tu vas à Rio…… » – La musique populaire brésilienne en France au XXème siècle – Armand Collin /Recherches.

João Gilberto

Afin de préparer une conférence sur la musique brésilienne pour des expatriés français, j’ai (enfin) ouvert la caisse d’archives de mon époque de Radio Latina (1983/87). Je suis tombé sur un texte qui m’a beaucoup réjoui et j’ai eu envie de le partager avec vous, d’autant plus que c’est aujourd’hui même le 30ème anniversaire de l’événement en question ! Je vous le livre tel que je l’avais écrit puis lu à l’antenne à l’époque.

 Une journée avec João Gilberto (Festival brésilien d’Antibes-Juan- les Pins – juillet 1985)

Cette journée est celle du dimanche 14 juillet mais en fait toute cette histoire a commencé la veille. On apprend qu’à Rome, João Gilberto s’est désisté à la dernière minute pour son concert, laissant plantés des milliers d’italiens furieux et déçus. Incident diplomatique. Le Maître se sentait enrhumé et grippé et n’avait pas envie de chanter dans ces conditions.

Panique à Antibes. Viendra, viendra pas….Suspense ! Par chance, c’est mon amie Florence qui a la lourde responsabilité d’entamer les pourparlers téléphoniques avec le Maître pour le convaincre de venir. Son charme irrésistible, son portugais parfait et la sensualité de sa voix le font craquer : « D’accord, j’arrive demain midi à l’aéroport de Nice ». Premier ouf de soulagement ! Florence m’invite à participer pour ma modeste part à l’écrasante responsabilité de la deuxième étape : réussir à faire monter João Gilberto sur la scène d’Antibes le dimanche 14 juillet 1985 et après, advienne que pourra ! Chiche, on va y arriver !

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La pochette du premier disque (1958)

Nous voilà à pied d’œuvre le lendemain midi dans un aéroport de Nice noir de monde. Je les vois arriver de loin : quatre types à la mine plutôt triste, hirsutes, un peu gris, du genre pas très recommandable ; ils ont l’air de quatre nordestins débarquant à São Paulo, pas des paysans, plutôt le genre commerçants un peu trafiquants ou tenanciers de bar dans un bled paumé de l’intérieur : vous voyez le genre ! Je reconnais quand même João à sa guitare et à ses petites lunettes d’instituteur.

Le Maître a l’air un peu bizarre, un peu perdu. Après s’être précipité vers la sortie, il s’est effondré dans un fauteuil, en attendant les bagages, la mine sombre et renfermée, se plaignant de sa grippe. Il ne paie vraiment pas de mine, le pape de la bossa nova : pas rasé, une vieille veste élimée, un pantalon de toile tout froissé et une vieille paire de tennis. On profite de l’attente pour faire connaissance avec les trois compères : son imprésario, son avocat et son neveu ! Quelle équipe ! Nous accompagnons le Maître à ma voiture, un peu nerveux, attentifs à sa moindre réaction, ne sachant pas trop comment l’aborder, avec la bizarre impression d’être en charge d’un paquet fragile qui pourrait se casser ou exploser pour un oui ou un non.

En route vers Antibes…. Florence se décide à briser le silence respectueux mais un peu pesant qui s’est installé. Le Maître nous confie ses soucis de santé et nous raconte ses déboires romains. Peu à peu, au-delà des banalités, il se déride. De sa voix bien douce et tranquille, il commence à nous évoquer les souvenirs de son séjour parisien – presqu’un an en 1973, je crois – à l’hôtel Montaigne et une fréquentation assidue du Pied de Cochon et des bars de Pigalle.  Il daigne même s’intéresser à nos petites personnes, s’étonnant du bon portugais que nous parlons, Florence et moi. On lui raconte notre vie et le climat devient franchement amical. Il nous dit avoir suivi avec assiduité le festival de rock de Rio à la télévision. Il a bien aimé James Taylor et trouvé que les artistes brésiliens étaient vraiment à la hauteur. Admirant ma façon de faire les créneaux, il nous confie que ses deux sports préférés sont la conduite automobile et le ping-pong !

disque blanc
Mon album préféré : le disque blanc de 1973

Hôtel. Le Maître se précipite – quelle phobie des lieux publics ! –  dans sa chambre obligatoirement située au dernier étage. Après être resté quelques minutes sur la terrasse ensoleillée, qui révèle tout le paysage splendide de la Côte d’Azur, le Maître exprime le désir de rentrer à l’intérieur, de fermer les rideaux, puis les volets. Lumière électrique : l’impression d’être plongés d’un coup dans une atmosphère morbide, dans un caveau. Mais le Maitre sourit, respire, se sent mieux dans cette obscurité.

Il commence alors, sans en avoir l’air, la liste de ses demandes. Je ne dirai pas « ses exigences ou ses caprices de star » tellement tout ceci était demandé gentiment, simplement et toujours avec une bonne raison.

  • Six coca-colas et deux Perrier, mais surtout tièdes, ni froids, ni frais ; pensez un peu à la gorge et à la voix du Maître
  • Un durcisseur d’ongles : le Maître s’est abimé un ongle et ne peut pas jouer de la guitare
  • Un steak avec des haricots verts ; à 3 heures de l’après-midi, pas faciles à dénicher mais une fois servi, il n’y touchera pratiquement pas
  • Une coupe de cheveux, coquetterie étonnante !
  • Un rasoir électrique, de préférence un Philips 3 têtes ; il a oublié le sien à Rome ou à Rio….
  • Le lavage immédiat de ses affaires. Sa valise ressemble à celle d’un représentant de commerce après 2 mois de tournée : pas une chemise ou un pantalon en état pour le show du soir ! Quant au pyjama, c’est une boule trempée : il a pris sa douche avec, par distraction, le matin.

Nous partons régler tous ces problèmes, pendant que le Maître se repose. Vous nous imaginez, moi avec Gilza, à la recherche d’un durcisseur d’ongles dans les pharmacies du coin, un dimanche d’été !

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Non, le Maître ne s’est pas reposé : le lit est trop mou. On amène immédiatement une planche. Le personnel de l’hôtel est d’une gentillesse bien peu habituelle en France : ils m’expliquent qu’avec toutes ces vedettes qui passent à Antibes, ils en ont déjà vu de toutes les couleurs ; alors ce vieil excentrique en plus ! Etape suivante : séance coiffure improvisée par Florence. Mais l’heure tourne, l’heure de la répétition approche. Nous bousculons le Maître et l’emmenons à la Pinède. Là, catastrophe. Les techniciens du son, fatigués d’un après-midi de répétition et appliquant les horaires syndicaux, sont partis diner ! Tête effarée du Maître, ne comprenant pas. Ce n’est pas possible. Lui, maniaque de la qualité du son, ne va même pas répéter. Impensable ! Avec Florence, on se remémore les quelques incidents fameux qui ont émaillé la carrière de João. Un scandale lors de l’enregistrement public d’un show pour la TV brésilienne car la climatisation faisait du bruit : on a dû la couper….en plein été ! Ou un autre, l’année dernière à Lisbonne où João a quitté la scène après trois chansons, jugeant la sono par trop pourrie ! On commence à s’angoisser. Le Maître daignera t’il jouer ce soir sans avoir répété ?

Retour à l’hôtel. Le Maître est abattu et catastrophé. Il n’a jamais vu ça. On lui explique que les techniciens d’Antibes sont des types formidables et des techniciens hors pair qui ont déjà sonorisé des musiciens de jazz encore plus exigeants que lui. Rien n’y fait, il n’y croit pas : « Tu comprends, quand je joue cet accord-là, est ce qu’ils vont saisir toutes les harmoniques ? et puis, je veux un équilibre guitare/voix parfait, comme JE le veux et puis, ils ne doivent pas savoir que je joue et chante doucement et qu’il ne faut pas que l’amplification crée de la distorsion…. ». Du coup, João prend sa guitare et nous improvise sa répétition. Moment de magie : ce son, ce timbre unique, cette diction inimitable, rien que pour nous, dans cette chambre d’hôtel.

joao gilberto

On discute du répertoire du soir. Je lui dis qu’il ne peut échapper à jouer ses grands classiques mais du coup, il nous chante des chansons que je ne connais pas – des vieilles sambas, dit-il- et s’amuse de ma surprise. Pause-café. Il prend le sucre en morceaux à la cuillère : « Tu comprends, si je le prends avec les doigts, je vais en glisser dans les cordes de la guitare et en jouant elles vont s’abimer et se casser » – « mais tu les changes souvent tes cordes ? » – « Seulement quand elles cassent – après tout, je suis brésilien ! » répond-il, en rigolant. La répétition privée continue. Tiens, un vieux thème de Dorival Caymmi  « na Bahia tem um jeito ». Interruption. « Dis, au fait, c’est à quelle heure, comment vous dites ça en français, ah ! oui, la guillotine ! ».  C’est l’heure du show qu’il veut savoir. João s’angoisse ; nous le rassurons du mieux possible.

Il est près de 9 heures. J’ai envie d’aller écouter Paulo Moura. Le Maître, lui, souhaite méditer avant le spectacle. J’avais remarqué de nombreux livres de méditation et de mystique indiennes dans sa chambre. « Alors, João, à tout à l’heure sur scène » ; « Tà certo, à tout à l’heure, tchau…. ». Là j’en suis sûr, João Gilberto va chanter pour la première fois sur une scène française.

Et oui, il a chanté. Après une dernière phobie – la loge sentait la peinture fraîche – et un isolement complet dans les coulisses, il monte sur scène à près de minuit. Il se plaint à peine de la sono ; juste un peu de grave par ci, par là et commence un grand moment de musique brésilienne avec « Samba da minha terra ».

Comment parler de ce concert ? La voix, la guitare, le son, les chansons, c’était ce que tout le monde connaissait déjà par cœur, par les disques ; sur scène, rien de très particulier. Le Maître est là, assis sur son tabouret, seul avec sa guitare. Mais voilà, il y a la magie en plus, c’est tout, c’est inexplicable, « c’est la toile hypnotique du maître de la bossa nova », comme l’écrit Rémy KK, qui a qualifié ce concert de « deux heures de sublimes confidences, des derniers chuchotements avant le silence, des chuchotis à l’équilibre en trompe l’œil, une musique minimale pour frissons maximaux ». Quoi rajouter ! João a joué ses classiques ; il se sentait visiblement bien, comme chez lui. Les rescapés de cette longue nuit s’étaient rapprochés en silence de la scène, accentuant l’aspect intime des confidences du Maître. Et il a offert quatre rappels, dix chansons en prime ! Un évènement historique ! Parmi ces chansons, les inédits de la répétition de l’après-midi. Gilberto Gil lui-même, spectateur discret mais passionné, me confessera le lendemain, qu’il ne les connaissait pas non plus ! Dernière pirouette ; João termine sur « Estate », une chanson en italien !

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Je revois le Maître João Gilberto le surlendemain. La veille – après le concert – il est resté enfermé toute la journée dans sa chambre d’hôtel, toujours volets clos. Ce jour-là, je crois qu’il a poussé à bout la patience et les nerfs du personnel de l’hôtel, qui a failli craquer.

Je le retrouve pour le ramener à l’aéroport de Nice, direction Montreux. Je retrouve un João souriant, détendu. On discute du concert : il en est ravi, enchanté… Je le sens presque soulagé d’avoir passé cette effroyable épreuve : chanter sur scène ! On parle de Gilberto Gil ; João en parle avec beaucoup de respect et d’admiration.

Passe une ambulance ou une voiture de pompiers. João part dans un grand discours sur « les timbres comparés des avertisseurs à travers le monde » : ambulance niçoise face à pompiers new yorkais et police brésilienne. Passe une DS Citroën. João commence un discours élogieux sur les voitures françaises ; visiblement, il s’y connait et nous voilà à discuter bagnoles, tous les deux !

Nice, l’aéroport, en retard. Le Maître insiste pour être surclassé en 1ère classe. Je ne m’attarde pas : un abraço final avec João, qui nous dit avoir apprécié notre aide et notre présence discrète et qui me dit, en guise d’au revoir : « Bon, quand tu passes à Rio, tu me fais signe et on ira se balader ensemble ». Je pars en rigolant intérieurement. On m’a dit qu’à Rio, João restait enfermé chez lui, ne voyait personne, sauf sa fille Bebel, communiquait uniquement par téléphone avec ses amis…. et ne sortait de chez lui pour se balader dans Ipanema ou Leblon que seul au petit matin. « D’accord, João, pour une balade avec toi et nous irons voir le soleil se lever à l’Arpoador ! »

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Voilà ces quelques moments privilégiés que j’ai pu passer avec João Gilberto, privilégiés car il n’a rencontré personne durant ces trois jours passés à Antibes. Pas une seule fois je n’ai fait allusion au fait d’être animateur d’une émission de radio sur le Brésil. Je craignais une réaction négative et puis à quoi cela aurait-il servi ? Ça doit faire 10 ou 15 ans que le Maître n’a pas donné d’interview. Aucune raison qu’il ne m’en accorde une. Désolé pour vous, dommage pour moi !

A la place, je vous offre ce récit.