Guerre de religions

Novela

Dans une société, il y a des petits signes de changement qui ne trompent pas. L’année dernière, riche de ses 180 épisodes, une novela de la TV Globo rencontre un grand succès : « Vai na fé ! » (que l’on pourrait traduire par : « Faut y croire ! » ou encore « Crois-y ! »). Le personnage principal est une jeune femme noire d’un quartier populaire de Rio. Elle rêve d’être chanteuse mais en attendant, elle « bataille » pour faire vivre sa famille en vendant des « quentinhas » (repas chauds) dans sa rue. Elle est évangélique et fréquente régulièrement son église en famille.  Le pasteur et les autres fidèles participent à de nombreuses scènes et intrigues de la novela. Ce sont des évangéliques sympathiques, ouverts, tolérants, même avec leurs voisins, adeptes du candomblé (pas forcément comme dans la vraie vie !). Certes et comme d’habitude, il y a dans la novela d’autres thématiques, d’autres ambiances, dont certaines, comme l’homo-affectivité peuvent profondément révulser le public évangélique. Mais c’est bien l’une des toutes premières fois que les évangéliques sont représentés dans un rôle central, en totale normalité, au cœur et non plus en marge de la société. En particulier à la TV Globo, la première chaine TV du pays, qui a, de plus, un ancien et lourd contentieux avec les évangéliques.

TV Globo

Il y a plusieurs raisons à ce conflit. La famille Marinho, propriétaire du Groupe de médias Globo, a toujours été proche de l’Église Catholique, de façon officielle et assumée. On peut qualifier son positionnement idéologique de « démocrate-chrétien » : pas de gauche (déclenchant régulièrement l’hostilité du PT de Lula) et encore moins « bolsonariste » (les bolsominions la qualifient régulièrement de TV-poubelle). Ces dernières décennies, elle a su accompagner, notamment dans ses novelas, l’évolution des grands sujets de société du Brésil : minorités, racisme, féminisme, handicap, mœurs, corruption, inégalités sociales, violences… Avec un certain courage car si certains thèmes sont consensuels, d’autres ne le sont pas du tout, comme l’homosexualité par exemple. Du coup, la TV Globo s’est attiré les foudres des églises évangéliques qui ont appelé plus d’une fois à son boycott, en la qualifiant de chaine « immonde et immorale ».

TV Globo

L’autre contentieux de la Globo avec les évangéliques est d’un autre ordre. En 1989, l’Église Universelle du Royaume de Dieu d’Edir Macedo, rachète la TV Record et en fait rapidement la deuxième chaine de TV du pays, concurrente directe de la TV Globo, en y mettant beaucoup d’argent. Petit problème : la Record, déclarée comme filiale d’une église, bénéficie de considérables avantages fiscaux. La TV Globo hurle, avec raison, à la concurrence déloyale. Elle n’a pas gain de cause. Au contraire, tous les gouvernements, que ce soit côté Lula/Dilma ou côté Bolsonaro, ne vont cesser d’accroitre les dégrèvements fiscaux, remises de dettes et autres aides financières aux églises évangéliques par pure démagogie électoraliste. Un véritable scandale d’État : l’argent public finance l’expansion des églises évangéliques ! Serait-ce pour contrebalancer le conséquent patrimoine de l’Église Catholique accumulé durant des siècles ?

Les novelas bibliques de la TV Record

Fidèles

J’avoue avoir été surpris, et même choqué, d’apprendre que deux des fils de Caetano Veloso sont évangéliques, et même fidèles de l’Eglise Universelle du Royaume de Dieu, la plus riche et la plus politique des églises néo-pentecôtistes brésiliennes. Un autre signe des temps. Un ami brésilien me tance : « Enfin, ils ont bien le droit de croire à ce qu’ils veulent, de pratiquer la religion de leur choix, non ? ». Oui, bien sûr, sans le moindre doute. Parfait s’ils trouvent dans cette religion une réponse à leurs attentes personnelles, spirituelles et émotionnelles. Mais adhérer à une église évangélique au Brésil, c’est aussi adhérer à un projet bien plus vaste et c’est bien là tout le problème. On sort vite de la sphère personnelle, privée.

Car les églises évangéliques interviennent sur tout et partout : dans les écoles, les hôpitaux, les chambres à coucher, les prétoires, les manifestations artistiques …. Parfois pour le meilleur (l’entraide, la solidarité) mais le plus souvent pour le pire, cherchant à réglementer nos vies morales, sociales et culturelles. À l’instar des autres religions monothéistes (l’Islam aujourd’hui, le catholicisme dans le passé). On est à des années-lumière de la laïcité. Et je ne parle même pas de leurs activités de communication, de business et surtout de politique !

Le temple de l’Église Universelle à Curitiba !

Concurrence

Depuis dix ans que j’accompagne de près la montée en puissance de ces églises évangéliques, un point m’intrigue, m’interroge, me turlupine : l’attitude de l’Église catholique. En 1970, 92 % des Brésiliens se déclarent catholiques. Le Brésil est considéré comme le plus grand pays catholique du monde. Aujourd’hui, on est probablement passé à moins de 50 % (en attendant les chiffres officiels du recensement de 2022). Environ un tiers des catholiques brésiliens sont devenus évangéliques : c’est absolument considérable, un véritable bouleversement sociologique, qui n’est certainement pas fini.

Face à une telle érosion, toute organisation cherche à retenir ses fidèles, ses adhérents, avec force et détermination, et fait même tout pour les reconquérir. On n’a guère cette impression avec l’Église Catholique Brésilienne. J’ai rarement vu débattre de ce thème dans les médias. Peut-être est-il abordé dans le secret des instances internes de la CNBB (Conférence Nationale des Évêques du Brésil). Mais celle-ci nous sert un discours officiel très œcuménique et passablement lénifiant : « Nous sommes tous des frères, membres de la même grande famille chrétienne ; ce qui nous unit est infiniment plus important que ce qui peut nous distinguer ». Il faut aussi dire que catholiques et évangéliques sont de parfaits alliés dans le grand combat dit « de la défense des valeurs de la famille chrétienne brésilienne traditionnelle », plus concrètement contre tout avortement, contre l’homosexualité et autres « déviations sexuelles », contre toute éducation sexuelle, contre le féminisme….

La famille chrétienne selon la Bible : la hiérarchie est bien claire !

De leur côté, les églises évangéliques se gardent bien de toute critique publique vis-à-vis de l’Église Catholique : c’est parfaitement inutile puisque ses fidèles viennent tous seuls vers elles ! Leurs ennemis sont l’athéisme, la laïcité et bien entendu les religions afro-brésiliennes, « ces religions du Diable », qu’il faut impérativement éliminer, y compris par la force.

Mais le contraste est frappant. D’un côté, la passivité de l’Église Catholique. De l’autre, des stratégiques offensives, extrêmement agressives, de toutes les églises évangéliques, en particulier des néo-pentecôtistes, mises en œuvre depuis le retour à la démocratie (1985), des stratégies très articulées, tous azimuts, à la fois idéologiques (« théologie de la prospérité »), financières, politiques, médiatiques, commerciales, marketing … Des stratégies qui ont payé !

« La marche pour Jésus » à São Paulo

Histoire

L’origine de l’expansion des églises évangéliques se trouve dans l’histoire des années 80, au Brésil et au Vatican. Ces années-là sont marquées par un fort courant de migration des paysans du Nordeste vers les grandes métropoles du Sudeste : ils s’entassent dans les favelas de Rio et de São Paulo. Ils sont tous de fervents catholiques. Faute de prêtres en quantité suffisante, vont se créer des « Communautés Ecclésiales de Base » animées par des catholiques laïcs. Outre le travail religieux comme la lecture de la Bible, elles assurent un important travail social d’alphabétisation, de formation et d’entraide. Assez naturellement, beaucoup vont aussi s’engager dans l’action politique, dans cette époque de la « théologie de la libération » et de l’Église engagée à gauche de Dom Helder Camara.

Dom Helder Camara

L’arrivée de Jean Paul II à la papauté va mettre fin à cette période d’engagement politique et social d’une partie de l’église brésilienne et conduire rapidement à l’abandon des communautés ecclésiales de base. La place est laissée libre à l’entrée des évangéliques dans les quartiers populaires de Rio et de São Paulo.

Dans une tout autre région, l’Amazonie, les évangéliques vont savoir profiter de leur ancienne implantation de missions, souvent créées par des étrangers (l’Église de l’Assemblée de Dieu est fondée en 1911 à Belém par des missionnaires suédois !). Ils vont progressivement occuper une position dominante dans cette région en pleine expansion, profitant de l’affaiblissement des missions catholiques dû au manque de vocations.

Missionnaire évangélique en Amazonie

Hypothèse

Visiblement l’Église Catholique n’a pas vu « venir le coup » : elle n’a pas saisi, pas compris ces évolutions. Peut-être trop tournée vers ses problèmes internes avec un fragile équilibre entre ses conservateurs et ses progressistes. Peut-être s’est-elle illusionnée sur sa réelle puissance dans le pays, qui aujourd’hui est concentrée dans le Nordeste et les régions rurales du Sud. Peut-être s’est-elle contentée du succès de certains pèlerinages comme celui de Nossa Senhora de Aparecida à São Paulo ou du Cirio de Nazaré à Belém. Il est frappant que le catholicisme encore le plus vivant et le plus populaire tourne autour du culte de la Vierge Marie et des saints, justement rejeté par les évangéliques.

Mais, de fait, cet éventuel combat était tout simplement impensable, impossible. On a d’un côté, une institution hypercentralisée, hiérarchique, lourde, attachée au maintien de ses traditions (liturgie, dogme, règles…), perçue comme liée au pouvoir, conservatrice, compliquée et lointaine. De l’autre, une myriade d’églises diverses et variées, avec près de 200 000 temples dans tout le pays, autonomes, décentralisées, flexibles, participatives, reposant beaucoup sur le pasteur local, perçues comme proches des gens et simples dans leur approche religieuse.

L’une des nombreuses églises évangéliques de mon quartier
Avec sa programmation hebdomadaire

Même si l’Église Catholique avait voulu combattre la montée des églises évangéliques, elle n’y serait pas arrivée, faute de savoir et de pouvoir le faire sans se remettre totalement en cause. Aujourd’hui, c’est trop tard. Il n’y a plus d’enjeu religieux. La question est devenue politique : le Brésil se dirige t’il inéluctablement vers un régime théocratique (type USA), une sorte de République Évangélique du Brésil ?

République Évangélique du Brésil !

Références

Je vous renvoie au remarquable article du Monde, signé Bruno Meyerfeld : « La vague évangélique déferle sur le Brésil » en date du 10 décembre 2023.

Et évidement aussi à mes propres articles, un peu plus anciens :

Religion (9 juillet 2018)

Monsieur le Maire (7 septembre 2018)

Déferlante évangélique (17 janvier 2019)

Mélange des genres (13 septembre 2020)

Meilleur livre français sur la question

Une réflexion sur « Guerre de religions »

  1. Impressionnant et inquiétant ce nouvel article, cher Christian !

    Votre pays n’a vraiment pas besoin d’un tel problème de cette ampleur… En espérant de tout cœur que la raison et la paix pour le Brésil éviteront le pire.

    Bon courage, en pensant bien sur à tes proches. Bien cordialement, Dom

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